- 3 - L'émergence d'une société civile

Les villes ne peuvent pas se bien gérer sans la participation de la communauté. La participation de la communauté peut apporter des initiatives, des ressources et de la main-d'œuvre utiles pour résoudre de nombreux problèmes que les gouvernements municipaux n'ont pas suffisamment de capacité de les régler. Antérieurement au Viêt-nam, il n'y a pas de système de consultation fréquente et régulière des habitants organisés par les services publics comme le logement, les déchets, les transports, etc. Mais les médias compensent ce manque en se faisant l'écho des plaintes des habitants. Depuis 1986, et surtout depuis le début des années 90, la société civile devient un acteur à part entière qui ne peut plus être laissée à l'écart des décisions.

Ainsi, des groupes d'habitants s'organisent, en dehors des structures officielles pour réagir à des projets d'aménagement : manifestations des paysans des périphéries pour protester contre les expropriations à l'occasion de la construction d'autoroutes, de terrains de golf ou de zones résidentielles de luxe; pression des expropriés pour exiger le relèvement du montant des compensations avec l'aide de groupes écologistes, pression des habitants des villes pour la préservation d'espaces publics autour des lacs à Hanoï, résistance des populations des taudis le long de canaux pour obtenir, avec expulsion, des conditions de relogement convenables et de fortes compensations (NGUYEN Duc Nhuan, 2002).

Récemment avec la tendance de décentralisation et la multiplication de projets de développement que la participation civile est prévue par la nouvelle législation. La naissance du Décret 52/CP rend cette participation obligatoire dans le processus de planification.

L'article 8 du Décret 52/CP stipule que : "Lors de l'élaboration de projets de développement urbain et rural, les organismes qui en sont responsables sont tenus de les faire connaître au public et prendre en considération les remarques et commentaires des habitants et des conseils populaires dans la zone à l'étude. Les schémas directeurs d'aménagement urbain ou le plan de développement détaillé une fois approuvés par les autorités compétentes doivent être publiquement et continuellement affichés aux bureaux des comités populaires à tous les niveaux ainsi que dans les lieux publics des zones aménagées afin que la réalisation en soit supervisée par le peuple."

La création en 2003 du Centre d'Exposition des plans de développement urbain d'Hô Chi Minh Ville ouvert au public au numéro 2 rue Pham Ngu Lao du premier arrondissement est une réponse positive au Décret du Gouvernement. Les habitants peuvent y trouver le SDAU d'Hô Chi Minh Ville et de ses arrondissements ainsi que les projets de développement urbain comme la Route Est-Ouest et beaucoup d'autres.

On sait bien que le Viêt-nam reste un pays peu démocratique avec la domination d'un seul parti sur la scène politique nationale et que la presse n'est qu'un organe de discours de l'appareil d'Etat. Cependant cela ne signifie pas que le rôle de la société civile est faible et que la presse ne fait pas savoir les souhaits des habitants.

Outre les associations liées au système politique du pays comme l'Association des femmes à tout niveau : central, provincial, ou commune et l'Association des jeunes, on voit émerger un acteur très important qu'est la presse, notamment la presse écrite. Depuis le début des années 90 lors des premières sensibilisations des impacts d'une ville à fort usage de modes de transport individuels, notamment le motocycle, la presse a commencé à faire entendre sa voix. La circulation urbaine devient un sujet d'actualité pour la presse. L'information sur les différentes mesures précisées dans l'Arrêté n°36/CP du Premier ministre relatif à la question de transports urbains fait partie du rôle de la presse. Chaque article est l'occasion sur un objet tentant d'initier un mouvement, une dynamique, une mobilisation… bien qu'aucune mesure globale et cohérente sur le réseau soit prise et que les moyens en personnels soient attribués pour réaliser les études préalables nécessaires (M. Schmitt, 1995).

Pendant les 3 mois seulement de 1995 d'avril à juin, on a relevé au moins 13 articles portant sur le transport public à Hô Chi Minh Ville ou son rapport avec le système de transport urbain.66 Certains articles font éloge d'une amélioration de service grâce à l'entrée d'une co-entreprise Saigon Star et certains sont optimistes sur les perspectives d'investissement dans le domaine de transport urbain soit avec le fonds public soit avec l'aide financière étrangère. Mais la plupart se plaignent du chaos ou du mauvais service du transport public par autobus et lambro dû à la vieillesse du parc et l'absence de subvention de l'Etat.

L'ouverture récente sur la société civile a apporté une évolution majeure : désormais, les problèmes d'alimentation électrique, d'approvisionnement en eau, de transports, d'environnement, etc. sont portés et débattus sur la place publique. Les mécanismes de concertation se trouvent renforcés par cette intervention des médias. Ce sont les journaux et télévisions qui, par le biais de cet examen public des politiques et résultats obtenus, assurent la liaison entre les opérateurs des services urbains et les usagers : ils donnent plus de poids aux demandes des derniers.

La période depuis octobre 2002 a témoigné à une fréquence extraordinaire de thèmes de transports urbains dans la presse, notamment lorsque le MOT a annoncé la prochaine prise de mesure sur la suspension d’immatriculation de nouveaux deux roues à moteur à partir de janvier 2003. Partout dans le pays, surtout à Hô Chi Minh Ville et à Hanoï, les habitants parlent de cet événement comme un majeur changement dans leurs activités quotidiennes. La presse elle aussi réserve chaque jour une place pour aborder le sujet avec les mesures de restriction de deux roues motorisés et le développement du bus collectif.

La situation devient très inquiétante et oblige tout le monde à réagir. Les gens tout d’abord se trouvent souvent dans des embouteillages mais n’arrivent pas à comprendre pourquoi. Et ce qu’ils peuvent faire est d'envoyer un courrier à un journal exprimant leurs angoisses et leur énervement. De leur côté, les autorités cherchent des mesures pour y faire face et finissent par celles visant à restreindre les deux roues motorisés et développer le transport collectif par autobus. Bien sûr, les mesures restrictives se heurtent à l'opposition d’une partie des usagers de deux-roues à moteur. Plusieurs journaux ont une influence sur la prise de décision en organisant les forums de mesures contre la congestion et l’insécurité routière car ils ont réussi à attirer une large participation des acteurs urbains.

Parmi eux on peut compter le journal Tuoi Tre (La Jeunesse), le Nguoi Lao Dong (Le Travailleur) au Sud et le Lao Dong (Le Travail), Nhan Dan (Le Peuple) au Nord. De nombreuses idées et souhaits exprimés dans la presse ont autant de valeur, même plus que les enquêtes qualitatives sur les transports urbains car les auteurs ne sont pas "obligés" à donner leur opinion. Comme les mesures à prendre en matière de transport urbain les concernent, ce sont eux qui proposent à leur initiative ce que devrait être un bon système de transport urbain.

Le plus actif est le journal Le Travailleur avec une page réservée aux transports urbains chaque jour malgré que sa spécialité ne concerne que la vie des travailleurs et les activités syndicales. Il a organisé un colloque "le deux roues à moteur : la cause de la congestion et des accidents de la route" auquel ont participé de nombreux cadres vietnamiens et des experts internationaux. Au sein du colloque, il y avait 20 interventions. La contribution est variée allant des organismes de transport aux associations à caractère social. D'ailleurs, le Journal a organisé un forum de discussion ouvert aux lecteurs du 17 octobre au 5 novembre 2002. Le forum a attiré 147 contributions sous forme de courriers ou de communications téléphoniques.

Parmi les avis relevés, on trouve les principaux thèmes :

les deux roues à moteur, une cause de la congestion et des accidents de la route

le non-respect du Code de la route qui s'exprime par les infractions volontaires 67

la congestion causée par la prise de retard des travaux d'infrastructures de transport.

l'inadaptation du transport public aux besoins de mobilité quotidienne : manque de ponctualité, courte période de service, mauvaise qualité de véhicule

la piste d'amélioration : transport employeur obligatoire pour entreprises ayant 100 employés et plus, contrôle de permis de conduire même dans des parkings, renforcement du transport public sous plusieurs formes (bus public, transport scolaire, transport employeur), augmentation du nombre de policiers de patrouille sur les routes où des encombrements sont habituels.

création de parkings de deux roues à proximité des stations de bus à l'entrée de la ville

Le Journal le Peuple commence son forum par évoquer des mesures restrictives du transport individuel, notamment le deux roues à moteur en plusieurs étapes proposées par les DUPWS. Selon l'enquête du journal au sujet de la restriction d'immatriculation de nouveaux motocycles à Hô Chi Minh Ville et à Hanoï, les habitants interrogés sont pour la plupart d'accord car cette mesure concerne les intérêts de la communauté et la vie de chacun. Pourtant, ils s'interrogent sur l'adaptation du transport collectif au besoin de déplacement de la population.68

Souhaitant connaître les opinions des habitants afin de contribuer à une meilleure politique de transport d'Hô Chi Minh Ville, le journal Tuoi Tre a mis en place un forum appelé "forum de mesures contre la congestion urbaine." Ce forum a été lancé en début 2002. Après 3 mois, le forum a reçu environ 200 contributions de mesures dont la plupart porte sur les améliorations géométriques de la voirie et le développement du transport collectif. Sur la page comique de Tuoi Tre69, certains peintres comiques ont dessiné des caricatures extraordinaires intitulés "le destin du deux roues à moteur ou la fin de l'ère d’or de deux roues à moteur". Cela montre bien que la portée de la congestion urbaine posée par la popularisation de deux roues à moteur est grande au point que les pouvoirs publics sont amenés à prendre des mesures de limitation de ce mode de transport.

En début 2003, le journal électronique vnexpress à l'adresse www.vnexpress.net a organisé un forum similaire. C'est le forum le plus libre qui permet beaucoup d'échanges d'idées, de propositions et d'expériences. Ce forum est en quelque sorte comparable à celui du SUSTRAN.70 La différence est que SUSTRAN se spécialise dans un seul domaine de transport urbain tandis que Vnexpress aborde beaucoup de thèmes sur la vie quotidienne. Avec le sujet d'actualité sur les mesures de limitation d'usage de deux roues à moteur proposées par les autorités, le forum a reçu un nombre important de contributions, en partie grâce à la participation des vietnamiens vivant dans les pays développés comme la France, l'Australie ou les Etats-Unis. Les thèmes de leur contribution ne se centrent que sur l'acceptation ou non de ces mesures concernant le deux roues à moteur. Récemment, il émerge aussi des contributions sur l'élimination ou non de la taxe de consommation spéciale sur l'usage de l'automobile. Un relevé de titres importants des contributions d'idées sous forme d'un tableau peut se trouver en annexes. On peut dire que la contribution des lecteurs de ce journal électronique n'est pas différente d'une enquête qualitative sur le transport urbain comme celle réalisée en 2001 par l'Institut de Sociologie à Hanoï.

Le Journal Sai Gon Giai Phong (Saigon Libéré) dispose, lui aussi, d'un site Internet qui sert d'un forum où les dirigeants des services techniques urbains (comme l'environnement et le transport et travaux publics) et les habitants puissent échanger leurs points de vue et idées sur les questions de développement. Il a organisé le 6 novembre 2002 un colloque sur la lutte contre la congestion urbaine qui mobilise les acteurs importants comme le vice-ministre des transports, le maire et ses trois adjoints, les chercheurs (l'Institut de Recherche Economique) et les représentants du peuple.

Le colloque a abouti à une conclusion commune que le développement de transport public et les mesures dissuasives de l'usage de deux roues à moteur sont indispensables. Par l'intermédiaire de ce site, le DUPWS d'Hô Chi Minh Ville par exemple a aussi consulté les opinions des habitants sur les mesures à prendre pour restreindre l'usage de deux roues à moteur. Qui plus est, M. Directeur du DUPWS a participé à une séance de question-réponse en ligne. Il a voulu faire savoir que le DUPWS est toujours à l'écoute de toutes les questions posées par les citadins à propos de la politique de transport urbain.

D'ailleurs, grâce à diverses contributions des lecteurs de la presse, les autorités hanoiennes ont finalement retiré leur proposition d'interdire les motocycles avec plaques d'immatriculation de province à Hanoï. La majorité des courriers des lecteurs critiquent le manque de justification d'une telle mesure. Parmi les 53 contributions d'avis, seulement 2 sont d'accord sur l'interdiction à la circulation des deux roues à moteur avec immatriculation provinciale. Cela s'explique par le fait que les 2RM provenant des provinces voisines jouent un rôle important dans le transport de marchandises. Certains lecteurs demandent même l'enlèvement de la réglementation récente relative à l'interdiction de l'immatriculation des deux roues à moteur pour les citadins des 4 arrondissements centraux car cela va à l'encontre des intérêts de la plupart des habitants. Cependant, les autorités hanoiennes ont rejeté cette demande.

On voit donc que la presse est une interface importante entre les pouvoirs publics et les habitants. Elle joue un rôle double en promulguant les politiques publiques et recevoir les opinions des habitants pour compléter et adapter ces politiques à leur vie quotidienne.

Grâce d’une part à la presse et d’autre part aux acteurs comme Département des Transports et des Travaux Publics (DUPWS), TDSI, et la division de la police de la route, une partie de la population est consciente des enjeux liés à l'usage prépondérant du motocycle. Le transport collectif par autobus commence à attirer plus d’usagers en partie pour cette raison. Les initiatives soit tout nouvelles soit déjà évoquées par la population sont mises en œuvre. A titre d’exemple, le programme de bus scolaire est relancé avec le retour à la table de négociation entre les parents d’élèves et les responsables du TUPWS. Le programme a porté un premier fruit avec l’ouverture d’une dizaine de lignes de bus uniquement pour le motif domicile-école.

Certaines associations comme la Ligue des Jeunes d'HCMV ont organisé des journées sans deux roues à moteur et reçu une participation considérable des étudiants. Quelque 150.000 lycéens et 300.000 étudiants ont été encouragés à trouver un mode de transport alternatif comme le bus ou le vélo71. Les négociations avec les employeurs d'entreprises sont aussi faites pour le transport d’ouvriers entre le centre ville et les zones franches ou les zones industrielles. Cependant, ce n’est qu’un bon recommencement et il reste beaucoup de questions à régler avant que le transport collectif puisse reprendre leur part de marché au moins égale à celle avant 1975. Les enquêtes réalisées en avril et mai 2003, c.-à-d peu après l'application des mesures de restriction de deux roues à moteur et de renforcement de la sécurité routière montrent que les gens ne sont pas encore contents de la qualité des services de transports collectifs. Ils sont très demandant lorsqu’on les remet dans le bus collectif. Cela s’explique dans une certaine mesure par le fait qu’ils oublient que le transport collectif urbain a récemment été amélioré.

En plus de contributions d'idées des habitants, on voit aussi nettement le rôle des colloques dans la sensibilisation des acteurs locaux concernés par le développement urbain et le transport urbain. Ces colloques sont organisés par les consultants étrangers et locaux pour réunir les parties prenantes avant de concevoir des projets de développement.

Avant 2000, les colloques et séminaires ont normalement impliqué les experts étrangers et locaux, les responsables du Département des Transports et des Travaux Publics et des autres départements concernés comme le Département du Plan et des Investissements et le Département d'urbanisme et d’architecture (autrefois Bureau de l'Architecte en chef). A partir de 2002 les colloques, notamment ceux organisés par les Journaux ont vu la participation de plus en plus croissante des autres acteurs : les ONG, les habitants, les opérateurs privés de bus, etc. ce qui montre que les questions des transports urbains intéressent une majorité d’habitants de la ville.

C’est compréhensible étant donné que la presse est un forum d’expression de souhaits et de propositions des habitants et les acteurs de la gestion urbaine. Politiquement parlant, c’est un moment opportun pour la sensibilisation de l’ensemble des habitants à l’importance de l’usage de transports collectifs. Si les autorités municipales modifient leurs priorités de développement en allouant une part plus importante du budget au développement des transports collectifs, les enjeux seront largement réduits et la ville peut s’assurer qu’elle retrouve sa bonne voie de transport urbain.

Notes
66.

Voir les références bibliographiques pour le détail de ces articles.

67.

le doublement, arrêt au-delà de la limite réglementée aux feux, circulation sur voie interdite, conduite sans permis, non-port de casque, pas de rétroviseur, sans faire signaux pour tourner, ne pas respecter la priorité. La plupart des conducteurs ne connaissent pas la règle de la circulation, ou les mesures fiscales pas rigoureusement appliquées pour les infractions.

68.

Cf. annexes pour les avis de toutes les couches sociales à Hanoï et Hô Chi Minh Ville cités par le journal.

69.

Tuoi Tre Cuoi (la Jeunesse Comique) du 24 novembre 2002, p.2

70.

Un grand forum dédié au transport durable pour l'Asie qui mobilise beaucoup d'experts et de chercheurs dans le monde entier. On peut retrouver le forum sur http://groups.yahoo.com/group/sustran-discuss/messages/

71.

Ho Chi Minh City Union urges youths to keep motorbikes off streets, Vietnam News Agency, 11 March 2003