Section 5.4 La prise en compte des recommandations des experts étrangers dans des politiques de transports urbains

L'une des hypothèses principales de notre thèse était la contribution croissante des bureaux d'études étrangers à la prise de décision des pouvoirs publics dans le cadre des politiques de transports urbains. Il n'y a pas jusqu'ici de moyen pour mesurer exactement la copie du modèle proposé de tel ou tel bureau d'étude étranger dans les politiques de transport urbain à Hanoï et Hô Chi Minh Ville. Cependant, les colloques à diverses occasions durant les étapes d'un projet, les entretiens réalisés par la presse ou simplement nos rencontres directes avec des responsables locaux permettent d'apporter des éléments de réponse très importants à la question de prise en compte de l'expertise étrangère.

Le Viêt-nam est sans doute l'un des pays communistes où la démocratie et le sens du dialogue restent faibles. Cela n'implique pas nécessairement que la mise en place d'un tel dispositif ou mesure en matière de transport urbain est sans consultation des avis de consultants étrangers et des habitants. Comme nous avons déjà montré dans la section 2 du chapitre 4 et plus loin dans le chapitre 6, la recherche d'un consensus avec la société civile est bien réglementée et respectée dans une certaine mesure. Quant à l'écoute des avis des consultants étrangers, les pouvoirs publics montrent un certain recul en sélectionnant les recommandations adaptées et moins impopulaires dans le contexte spécifiquement vietnamien.

D'une manière générale, les responsables vietnamiens au niveau des services techniques municipaux ou des instituts de recherche et de planification paraissent demandeurs d'une coopération internationale dans le domaine des transports urbains afin d'une part d'acquérir la maîtrise de méthodes occidentales de planification (enquêtes, régulation du trafic, mise au point de schémas de transport à long terme...) et de gestion des réseaux de transport, d'autre part de les aider dans leur réflexion sur la définition d'une politique des transports à la lumière des expériences étrangères mais tout en tenant compte des spécificités du Vietnam. Mais cette demande de coopération mérite sans doute d'être décodée pour éviter les malentendus et déconvenues réciproques.

Au vu des entretiens et rencontres avec les responsables vietnamiens dans le transport urbain, il ne semble pas y avoir un lien direct entre les mesures de politique de transport prises dans les deux métropoles du Viêt-nam et les préconisations exprimées dans leurs rapports d'expertise. Cependant on peut affirmer que l'expertise étrangère est prise en compte dans des politiques de transport urbain de façon indirecte ou implicite à écouter les discours et lire dans la presse les interviews des autorités en charge des transports. Bien plus, le redressement des réseaux de transport de bus à Hanoï et Hô Chi Minh Ville, les actions visant à contrôler la motorisation deux roues depuis le début des années 2002 illustrent de façon frappante les changements d’attitude des autorités vietnamiennes au niveau tant national que local dans la définition de politiques de transport largement impulsées par les interventions successives des consultants depuis plusieurs années.

Si on met en parallèle les recommandations des consultants et les mesures récemment prises dans le domaine de transport à Hanoï et Hô Chi Minh Ville, on constate une correspondance quasiment parfaite. On peut dire que les diagnostics et recommandations de l'expertise étrangère ont contribué à la réflexion des autorités d'Hanoï et Hô Chi Minh Ville sur le renouveau des transports publics dans les deux villes et sur la préparation des mesures de restriction du transport individuel motorisé.

Donc on constate que 4 ans (1998-2002) après l'intervention de MVA/MAUNSELL pour Hô Chi Minh Ville et 5 ans (1997-2002) après l'étude de Yachiyo pour Hanoï, les deux villes ont réussi à donner une image nouvelle et positive au transport public. Les pouvoirs publics ont repris la subvention pour ce secteur. Non seulement les opérateurs d'Etat mais aussi les opérateurs privés reçoivent de la subvention pour le remplacement de bus et minibus vétustes et les compensations tarifaires.84 Ce renouveau du transport public dans les deux villes est sans doute grâce à la contribution de deux bureaux d'études susmentionnés et bien sûr à beaucoup d'autres acteurs étrangers : d'autres bureaux d'études, les bailleurs de fonds, les collectivités locales françaises, etc.

A Hanoï, par exemple, le renouveau des transports collectifs est largement attribuable à l’action d’un expert allemand. Dès son arrivée au sein d'une division opérationnelle85du TUPWS chargée des transports collectifs notamment, il a fait une proposition de relancer les transports collectifs à trois compagnies mais seulement la Compagnie du tramway dont le directeur est jeune l'a acceptée. Une opération pilote a été menée sur la ligne 32. Certains cadres qui ne favorisaient pas le changement ont dit que c'était un grand gaspillage de prolonger le temps de service jusqu'à 21 heures, que le bus transporterait le vent au lieu de personnes, et que les conditions financières ne leur permettaient pas de le faire.

"Je pense qu'il ne sert pas à rien d'entreprendre une réforme radicale. Il vaut mieux commencer par faire bon usage du matériel roulant disponible. Au lieu de faire de nouveaux investissements, il faut augmenter la fréquence du bus" a-t-il dit. Il a donc pris des initiatives "spectaculaires" en mettant à l'essai la ligne 32 avec 12 bus anciens seulement mais qui assurent une fréquence de tous les 10 minutes et une période de service de 5 à 21 heures avec une tarification attractive. Sur cette ligne pilote, un arrêt peu important est remplacé par un arrêt devant une université. Les étudiants ont bien apprécié ce changement en achetant 60% des tickets mensuels. On a vendu 4.000 tickets mensuels par rapport à 500 tickets avant le changement. Suite à ce succès, une nouvelle politique tarifaire a été mise en place au moment du lancement du projet Asia Trans. Cette politique inclut notamment la mise en œuvre d'un système d'abonnement mensuel pour une ligne, deux lignes ou tout le réseau. Cette opération a immédiatement remporté du succès. On comptabilisait alors plus de 40.000 abonnés en décembre 2004. 

La notion de carte d'abonnement a été abordée et appliquée pour la première à Hanoï en 2002 pour fidéliser les passagers réguliers. Ce succès est largement attribué aux initiatives de ce consultant allemand. Peu de temps après la mise en place de carte d'abonnement à Hanoï, Hô Chi Minh Ville a lancé une pareille opération avec la création de carte d'abonnement. On ne sait certainement pas s'il s'agit d'une coïncidence dans les deux métropoles mais il est clair qu'on ne peut nier la contribution du consultant allemand à la mise en place de la carte d'abonnement qui avait été étrange aux vietnamiens avant le renouveau du transport collectif.

Dans le succès de la première ligne pilote lancée par ce consultant, il faut mentionner la bonne volonté du Comité Populaire d'Hanoï, la collaboration du monsieur directeur de la compagnie du tramway et quelques-uns de ses collègues. Après le succès de la première ligne pilote, le consultant a ensuite été sollicité d'améliorer la ligne 22 exploitée par la Compagnie de Bus 10/10. Puis il travaillait comme consultant auprès du TRAMOC Hanoï.

De l’entretien accordé par le vice directeur du TRAMOC, on peut extraire ce passage significatif : "…Il nous a transmis le désir de relancer le transport public. C'est lui qui a mis le transport public par autobus sur la bonne piste. Il a tout seul mobilisé l'appui des ONG et du Gouvernement allemand à l'organisation d'une série de colloques sur le transport public afin de sensibiliser les spécialistes du transport et gestionnaires de la ville à la nécessité de relancer les transports collectifs par bus. Il a aussi joué un rôle très important dans l'obtention du financement d'un million d'euros (de 08/2002 à 08/2004) par l'Union Européenne pour le projet Asia Trans "Improving Urban Public Transport in Hanoï through 3 Model Bus Lines". C'est sa contribution tangible que l'on peut monétariser mais sa matière grise, son expertise, et son enthousiasme qu'il a apporté à Hanoï sont intangibles. Nous décidons de l'inviter à continuer son travail en tant que consultant pour Hanoï jusqu'à la fin de ce projet." 86Nous allons parler davantage de ce renouveau du transport collectif d'Hanoï dans le chapitre 7.

Le cas du transport en commun en site propre à Hô Chi Minh Ville dans le cadre du projet HOUTRANS est une autre bonne illustration de la contribution de l'expertise étrangère. Les décideurs au début n'ont pas pu faire autrement que de "stocker" les recommandations pour des raisons financières. Puis avec le financement de JICA, ils ont approuvé la mise en œuvre de l'idée du consultant.

Le DUPWS d'HCMV, le bras droit du Comité Populaire sont tout à fait d'accord pour réserver des voies exclusives au bus car ils sont conscients que dans le cas contraire l'exploitation de bus et l'investissement en cours du gouvernement pour le transport de bus n'apportent pas le maximum de bénéfice. Le TUPWS a exprimé leur volonté politique de faire un essai d'abord pour voir comment les usagers de route et la société réagiraient.

De notre entretien avec M. IWATA, directeur d'ALMEC en 2003 il nous a fait savoir que le dialogue avec le Comité Populaire d'HCMV était réussi pour la mise à l'essai d'une voie réservée au bus pour la première fois sur une avenue de la Ville. Actuellement, la fréquentation est la plus élevée sur la ligne empruntant cette voie prioritaire (ligne n°1).

Concernant les mesures de restriction de transport privé, on voit très peu d'avancement depuis l'intervention des bureaux d'études. En effet, MVA/MAUNSELL pour Hô Chi Minh Ville, puis Dorsch Consult pour Hanoï sont les premiers consultants étrangers à aborder la question de la restriction d'usage de deux-roues à moteur dans certaines zones centrales de la ville. Bien que les propositions n'aient pas été prises en considération par le Comité Populaire en ce temps-là, ce dernier a commencé une série de mesures de restriction sur les deux-roues à moteur en octobre 2002, en particulier les nouvelles réglementations strictes vis-à-vis des moins des 18 ans qui utilisent les motos à cylindrée de plus de 100 centimètres cubes.

De fait, les mesures de restriction du deux-roues à moteur n'ont pas été appliquées immédiatement après l'achèvement des études. Il faut du temps pour que les recommandations des consultants passent un processus de "distillation". Leur prise en compte est une question de temps. Il n'était pas facile d'introduire les mesures aux habitants d'Hanoï et Hô Chi Minh Ville, lesquels réclament toujours le droit de se déplacer pour gagner leur vie.

Malgré la congestion croissante et la progression des accidents de la circulation, le degré de gravité n’est pas tel pour qu’un ensemble de mesures restrictives ne rencontre pas dans sa mise en œuvre certaines oppositions dans la population. La propriété d'un motocycle était jusqu'alors un symbole de statut ou de richesse. Il est un moyen de déplacement qui est uniquement commode pour que les pauvres gagnent leur vie. Donc, les autorités n'ont pas osé prendre des mesures impopulaires. Ce n'est qu'après l'évolution inquiétante des modes de transport individuels, notamment du motocycle en 2002 que le Ministère des Transports puis, les deux TUPWS dans les deux métropoles ont parlé des mesures restrictives dans la presse. La véritable application n'a été connue qu'en 2003.

Bien que les décideurs politiques n'aient pas sans doute assez de temps pour lire les rapports d'expertise, les responsables au sein du Département des Transports et Travaux Publics (TUPWS) de deux villes, qui sont leurs conseillers dans l'élaboration des politiques, sont très attentifs à ce que disent les consultants. C'est le cas du directeur actuel du TUPWS d'Hô Chi Minh Ville. Il s'est montré très ferme à propos de l'application des mesures restrictives. Pour convaincre le Conseil Populaire sur des mesures les plus révolutionnaires comme le péage urbain, il a cité les paroles des experts japonais :"On n'aura plus d'espace à Hô Chi Minh Ville pour y circuler si le parc motocycle dépasse 2,5 millions et le nombre d'automobiles ne cesse pas de s'accroître"87. Cependant, afin d’éviter l’impopularité des mesures à prendre, il préconise un sondage d'opinion auprès de 10.000 personnes comme un préalable indispensable.

En fait, non seulement le Ministère des Transports et les bureaux d'études sous sa tutelle comme TDSI-North et TDSI-South mais aussi la plupart des responsables des services techniques au sein des deux Municipalités expriment dans la presse leur accord sur la restriction des motocycles ainsi que la voiture particulière. On peut compter ici M. PHAM Quoc Truong - Directeur de TUPWS d'Hanoï, M. PHAM Chuyen - Directeur du Service de la Police d'Hanoï, et aussi M. NGUYEN Van Dua 88 - adjoint au maire d'Hô Chi Minh Ville. Ils partagent toute l'idée qu'il n'est pas juste de restreindre seulement le deux-roues à moteur et laisser échapper la voiture particulière.

Pourtant, les Conseils Populaires des deux Municipalités, notamment celui d'Hô Chi Minh Ville89, n'acceptent pas ces mesures restrictives de motocycle. Selon ces derniers, le motocycle est un mode indispensable pour la majorité de la population de gagner leur vie. Il est compréhensible que les élus sont contre les mesures de restriction d'usage de deux-roues motorisé car ils représentent le peuple et ces mesures entravent l'intérêt du peuple. Mais ce qui est bizarre, c'est que même les spécialistes en transport (on peut les compter sur les doigts pour Hô Chi Minh Ville) ne partagent non plus l'application des mesures. Cela a eu lieu dans une réunion où le Consultant Almec a présenté leur rapport final provisoire dans le cadre du HOUTRANS. M. TRAN Luan Ngo, conseiller du TUPWS a mis en question l'augmentation de la taxe sur la propriété à 300 US$ pour un motocycle et à 3.000 US$ pour une voiture particulière. Les raisons qu'il a avancées sont très floues : "Cette mesure est irraisonnable et inadaptée à la situation réelle"90

La plus grande difficulté de l'application des mesures restrictives recommandées par les consultants est la politique de développement de l'industrie automobile du Gouvernement central. Comme c'est une politique nationale, les autorités locales doivent la suivre.

Le vice Premier Ministre, lors d'un discours d'ouverture d'une usine de construction automobile en 2003 considérait comme inacceptable le fait qu’un pays de près de 100 millions d'habitants n'ait pas une industrie automobile. "Le développement de cette industrie permettra de développer l'industrie mécanique."91Ce qui est paradoxal, c'est que lui-même a déclaré vers la fin 2002 un certain nombre de mesures dont la restriction de deux roues à moteur pour faire face à la croissance rapide des encombrements et des accidents de la route. Comment peut-on procéder à la restriction de l'automobile avant le boom d'usage de ce mode "moderne" et développer l'industrie automobile à la fois ? Il existe ici des orientations contradictoires que le gouvernement, semble-t-il, ne reconnaît pas.92

Il est clair que l'expertise étrangère a été prise en compte, au moins une partie, dans des politiques de transport urbain. Mais il est dommage qu'il n'y ait pas de convergences des attitudes sur ce que doit être le système de transport urbain dans les deux grandes villes.

Les experts internationaux et vietnamiens ont toujours parlé des mesures à prendre pour décourager l'usage excessif des modes individuels, y compris celles fiscales. Face à des situations critiques de transport urbain dans les grandes villes vietnamiennes, les décideurs vietnamiens ont réagi. Pourtant, leur réaction ne se traduit pas encore en une transformation favorable du système. La plupart des responsables dans le transport urbain sont convaincus par la nécessité de la restriction d'usage des modes individuels. Les vrais décideurs n'osent pourtant pas prendre des mesures impopulaires. D'ailleurs, les derniers se trouvent tiraillés entre le développement du transport collectif et celui de l'industrie motocycle et l'industrie automobile. Une politique de transport éclairée et volontariste sera donc indispensable pour entraîner un changement d'attitude des habitants, au moins en faveur des modes publics.

Notes
84.

A Hanoï, il n'y a que les opérateurs d'Etat alors que les opérateurs de transport public de passagers à HCMV se composent d'une entreprise publique, une co-entreprise (joint-venture), une entreprise privée et 28 coopératives. A l'heure actuelle, les 6 coopératives les plus grandes sont groupées pour en créer une seule structure baptisée l'Union des Coopératives de bus de Saigon. Les négociations sont en cours pour grouper les 22 coopératives restantes en quelques structures plus simples à gérer.

85.

Il s'agit de TRAMOC Hanoï (Management and Operation Center for Public Transport)

86.

cité par la Jeunesse du dimanche le 08/12/2002

87.

Le quotidien la Jeunesse: "Quand restreindre les deux roues à moteur ?" le 05/08/2004

88.

M. NGUYEN Van Dua, "sans restrictions, la ville témoignera à un autre boom de modes de transport individuels qui provoquent des problèmes de la circulation et d'autres", cité par Vietnam News du 21/06/2004.

89.

Au sein de la 11ème séance du Conseil Populaire du 21/06/2004, le Conseil a rejeté une proposition du Service des Transports et Travaux Publics selon laquelle Hô Chi Minh Ville doit limiter le parc de motocycles à 2,6 millions et 145.000 voitures particulières en 2005 et à partir de 2006 la mise aux enchères du titre de propriété (ownership title) sera appliquée.

90.

Du Thao Cuoi Cung ve Quy Hoach Tong The Giao Thong TPHCM (The draft final report on The Study on the Urban Transport Master Plan and Feasibility Study in Ho Chi Minh Metropolitan Area) (HOUTRANS), Vietnamnet du 06/03/2004

91.

Selon Vietnam Economic Times du 20/06/2003

92.

Nous avons l'occasion de développer ce point dans le chapitre 6