1.1. Nature des connaissances acquises en résolution de problème

Lorsqu’on devient expert dans un domaine, ou, tout au moins, plus expert, quelles sont les connaissances qui sont acquises ? De nombreux travaux ont étudié cette question en comparant les connaissances dont disposent des novices et des experts dans différents domaines. Une catégorie de différences tient au niveau d’abstraction des connaissances. Lorsque les novices traitent des situations nouvelles, ils s’attachent essentiellement à des informations superficielles telles que des objets spécifiques ou des termes utilisés (Chi, Feltovich et Glaser, 1981 ; Chi, Glaser et Rees, 1982 ; Schoenfeld et Herrmann, 1982 ; Silver, 1979 ; 1981) alors que les experts disposent de connaissances plus abstraites pour traiter ces situations. Ce point est bine illustré par l’étude princeps de Chi et al. (1981). Dans cette étude, les auteurs donnent à des sujets experts et novices des problèmes de physique à catégoriser. Les résultats de cette expérience montrent que les novices catégorisent plutôt les problèmes suivant leurs traits de surface tandis que les experts catégorisent plutôt selon les traits de structure du problème. Selon la définition la plus fréquemment adoptée (cf. Bassok et Holyoak, 1989 ; Holyoak et Koh, 1987 ; Ross, 1987 ; 1989a, 1989b), les traits de surface sont ceux dont la modification n’a pas d’influence sur la réalisation du but (par exemple l’habillage du problème, les termes employés, les objets utilisés, etc.), tandis que les traits de structure sont ceux dont la modification a une influence sur la réalisation du but. Ce résultat est interprété par les auteurs comme l’existence de connaissances plus générales chez les experts.

Les connaissances générales dont disposent les experts seraient organisées sous forme de schémas (notion proposée par Bartlett, 1932 ; puis réintroduite par Minski, 1975 et Schank et Abelson, 1977). La construction d’un schéma est vue comme l’élaboration de connaissances générales bien structurées à partir de situations particulières. Le schéma est une structure de connaissance qui allie des éléments fixes et des variables, ce qui permet de résoudre des situations diverses indépendamment de leurs spécificités (traits de surfaces ou habillage). Cette structure est opératoire : elle contient les plans pour traiter des informations correspondant à un type de situations dans un domaine restreint. D’après les recherches qui portent sur la résolution de problèmes, un schéma relatif à un ensemble de problèmes serait une connaissance « dégagée » des éléments contextuels du ou des problèmes déjà rencontrés, constituée d’une suite de buts et sous-buts et de moyens permettant de passer de l’état initial du problème (l’énoncé) à l’état final (une solution du problème), compte tenu des contraintes du problème (voir Rumelhart et Norman, 1981). Une fois qu'une structure de connaissance « décontextualisée » a été construite, les sujets peuvent l’appliquer aux problèmes appartenant à la catégorie dont relève le schéma en vue de les résoudre.

Les résultats obtenus par Chi et al. (1981) ont été reproduits dans de nombreux domaines. La constitution de schémas semble donc être une caractéristique importante de l’acquisition de l’expertise dans tous les domaines (Cooke, Atlas, Lane et Berger, 1993 ; Gobet & Simon, 1996a ; 1996b ; voir Gobet, 1998 pour une revue de question).

Cependant, si les experts disposent de schémas qui leur permettent d’identifier la structure d’un problème, ils semblent également prendre en compte des éléments de surface. Ainsi, Chi et al. (1981) montrent que si les experts catégorisent d’abord les problèmes suivant leurs traits de structure, ils peuvent ensuite affiner leur catégorisation en prenant en compte les éléments de surface. Dans le même sens, Blessing et Ross (1996) montrent que des experts en mathématiques résolvent plus vite des problèmes pour lesquels ils disposent d’un schéma si leur habillage est caractéristique de cette catégorie de problèmes. Les auteurs en déduisent que les schémas dont disposent les experts pourraient contenir des connaissances contextuelles.

En outre, d’après les travaux portant sur l’expertise au jeu d’échec, les experts stockent également en mémoire un grand nombre de situations spécifiques (voir Didierjean, Ferrari et Marmèche, 2004, pour une revue de question). Ainsi, Chase et Simon (1973) réalisent une expérience dans laquelle on présente aux sujets (novices ou experts au jeu d’échec) une configuration sur un échiquier. Les sujets doivent ensuite reproduire cette configuration sur un autre échiquier. Cette étude montre que les experts rappellent un plus grand nombre de pièces que les novices si la configuration présentée est issue d’une partie réelle. En revanche, si la configuration est aléatoire, la différence entre novices et experts est atténuée. Les auteurs en déduisent que les experts disposent donc d’un grand nombre de configurations spécifiques en mémoire. Gobet et Simon (1996a) appuient cette interprétation en montrant qu’une modification de la configuration des pièces qui n’affecte pas la structure du jeu (par une symétrie axiale), modifie tout de même les performances de rappel des experts ; les experts sont donc sensibles aux variations perceptives des configurations. Les connaissances qu’ils stockent sont donc très liées au contexte.

Ainsi, devenir expert dans un domaine ne consiste pas uniquement à élaborer des connaissances abstraites et décontextualisées, mais également à mémoriser des connaissances plus spécifiques, très liées au contexte (Chase et Simon, 1973 ; Gobet et Simon, 1996a ; Kolodner, 1993 ; Reingold, Charness, Pomplun et Stampe, 2001 ; Ross, 1987 ; 1989 ; Schank, 1982 ; voir Didierjean, Ferrari et Marmèche, 2004, pour une revue de question).

Dès lors, deux questions se posent : quels sont les processus impliqués dans l’élaboration d’un schéma ? Et pourquoi certaines situations spécifiques sont-elles mieux retenues que d’autres ?

Dans la section suivante, nous traitons de ces deux questions dans le cadre de la résolution de problèmes par analogie. Nous présentons les différents travaux qui permettent d’expliquer comment l’analyse de problèmes résolus et la résolution de problèmes par analogie peuvent permettre de construire des connaissances abstraites ou de stocker des connaissances spécifiques.