6.3. Quels fondements théoriques pour la conception des EIAH ?

Si l’approche pluridisciplinaire est communément admise, l’utilisation des théories issues de différentes disciplines (informatique, psychologie cognitive, ergonomie, sciences de l’éducation, didactique des disciplines etc.) pour la conception des EIAH pose différentes questions. Nous présentons ici ces questions du point de vue des interactions entre psychologie et EIAH.

Sur quelles théories s’appuyer ? Bien souvent, les théories développées dans les différentes disciplines citées plus haut sont en constante évolution (conceptions nouvelles ou réinterprétation de conceptions anciennes) ; les théories et les résultats obtenus ne sont pas encore stabilisés au niveau disciplinaire, et ne sont pas articulés avec les travaux des autres disciplines. De plus, les théories sont rarement élaborées spécifiquement pour les EIAH et prennent rarement en compte l’inscription de l’activité dans un environnement informatique (Tchounikine, 2002, b). Faut-il les adapter ? Et si oui, comment ?

Comme le note Balacheff (2002), les concepteurs de systèmes se limitent souvent à faire référence à des théories très générales (théorie constructiviste, théorie de l’activité, etc.). Si ces références permettent de comprendre les intentions des concepteurs et les principes généraux du système, elles ne permettent pas de comprendre comment cette théorie a orienté les choix de conception.

D’autres travaux fondent directement la conception des EIAH sur une théorie de l’apprentissage. Nous en présentons ici deux exemples, tirés de (Tchounikine, 2002, a) :

(1) Plusieurs systèmes (geometry tutor, lisp tutor) ont été construits à partir de la théorie ACT* développée par Anderson et al. (Anderson, Boyle, Corbett et Lewis, 1990). ACT propose un modèle computationnel d’apprentissage fondé sur la notion de compilation des connaissances et dans lequel les processus cognitifs sont représentés par des règles de production. Pour tester la validité de cette théorie, les auteurs en ont tiré différents préceptes opérationnels pour la conception de tuteurs intelligents : mise en place de situations de résolution de problèmes, conception d’un modèle de résolution de problèmes idéal sous forme de règles de production, rétroaction immédiate, etc. La conception des tuteurs, si elle se révèle complexe car fondée sur des analyses très fines permettant de définir les règles de production, n’en est pas moins intrinsèquement liée à la théorie.

(2) Ecolab (Luckin, DuBoulay, 1999) est un système dont la conception est fondée sur les travaux de Vygotsky (1978) sur la zone proximale de développement (ZPD). Suivant l’approche proposée par Vygotsky, les auteurs cherchent à concevoir un système qui joue le rôle de partenaire d’apprentissage et permette à l’apprenant de développer des capacités supérieures à celles qu’il pourrait développer sans interaction. Pour réaliser un tel système, les auteurs ont analysé cette théorie de référence afin de proposer différents types d’interactions possibles (niveaux d’assistance, présentation d’environnements de différents niveaux de difficulté) et différentes spécifications (pouvoir construire un modèle de l’élève, pouvoir calculer la ZPD, etc.). Dans cette approche, l’objectif assigné au concepteur est de maximiser la « zone of available assistance » (ZAA, qui décrit l’assistance que peut proposer le système) et de proposer les moyens de définir une « zone of proximal adjustement » (sélection de la ZAA appropriée pour la situation) aussi proche que possible de la ZPD de l’apprenant. L’évaluation de ce système montre que les apprenants ont tiré avantage de la grande variabilité d’assistance proposée et ont amélioré leurs performances.

Lorsque, comme dans les exemples précédents, des théories générales sont utilisées pour construire un système, il arrive souvent qu’elles soient justement trop générales et doivent ensuite être interprétées et adaptées pour construire un système. Ainsi, dans le logiciel Ecolab (Luckin et Du boulayn 1999), différents concepts supplémentaires ont dû être produits.

Il est également possible de concevoir des systèmes en se fondant à la fois sur des théories et des études empiriques qui décrivent plus précisément des situations qui favorisent l’apprentissage. Par exemple, comme nous l’avons vu dans la première partie, l’étude de problèmes peut être source d’apprentissage (Cooper et Sweller, 1987 ; Ward et Sweller, 1991, Zhu et Simon, 1987) ; en particulier si les apprenants produisent des auto-explications face aux exemples (Chi et al., 1989, Renkl, 1997 ; Renkl, Stark, Gruber, et Mandl, 1998). De plus, la production d’auto-explications peut être favorisée si les apprenants sont guidés ou si on leur demande explicitement de produire des auto-explications (Bielaczyc, Pirolli et Brown, 1995 ; Chi et al, 1994 ; Neuman et Schwarz, 1998 ; Wong et al., 2002). Partant de ce constat, plusieurs systèmes ont été conçus pour favoriser un apprentissage à partir d’exemples en supportant la production d’auto-explications (Aleven et Koedinger, 2002 ; Conati et Vanlhen, 2000). Nous présentons ici la conception de l’un de ces systèmes : le « self-explanation coach », développé par Conati et Vanlhen (2000). Ce système propose d’appliquer les principes qui se sont révélés positifs lorsqu’ils étaient mis en œuvre par des tuteurs humains. Pour ce faire, les concepteurs ont d’abord identifié dans la littérature les auto-explications corrélées avec un apprentissage que le « self-explanation coach » devrait supporter. Ils ont ensuite construit une interface qui stimule la production d’auto-explications. Pour spécifier ces caractéristiques, les concepteurs ont identifié dans la littérature (Chi et al. 1989) deux formes sous lesquelles les auto-explications sont souvent générées spontanément par les apprenants, puis ils ont conçu des menus déroulants qui permettent de supporter ces deux formes d’auto-explications. Si l’apprenant s’auto-explique peu les exemples, le coach peut intervenir en lui suggérant de produire des auto-explications.

Ces différents exemples montrent qu’il est possible de construire des EIAH sur la base de théories générales de l’apprentissage, mais aussi sur la base d’études empiriques. Les théories ou les résultats empiriques peuvent également être utilisés non pas pour fonder la conception de l’EIAH mais pour résoudre certains problèmes ou orienter certains choix de conception.

Une fois conçus et développés, ces EIAH doivent être évalués. De nombreuses méthodes ont été développées afin d’évaluer un système informatique suivant différentes dimensions, mais ces techniques d’évaluation ne sont pas suffisantes pour évaluer un EIAH. En effet, dans le domaine de l’EIAH l’objet central est l’apprentissage. Avec quelles méthodes évaluer cet apprentissage ? Suivant quels critères ? Comment savoir si l’apprentissage est dû à l’EIAH et non à des facteurs externes ?

Comme nous le verrons dans le chapitre 10, de nombreuses méthodes issues de différentes disciplines peuvent être adaptées et utilisées pour évaluer les différents aspects d’un EIAH. Le choix des techniques peut se révéler difficile car il dépend de l’objectif du logiciel, de la théorie sous-jacente au logiciel, etc.

Au sein du projet Ambre, notre contribution consiste d’une part à prendre en compte les résultats issus des études en psychologie cognitive sur l’apprentissage à partir d’exemples pour la conception d’EIAH et d’autre part à évaluer les EIAH ainsi conçus. Dans le chapitre suivant, nous décrirons le projet, ses fondements et ses principes puis nous présenterons la démarche de conception suivie dans ce projet.