Introduction

L’enseignement des langues étrangères dans le secondaire français est questionné de toutes parts. Il fait l’objet d’études variées, les unes sont monographiques, les autres sont comparatives et observent le système français dans ses différences et ses ressemblances avec les autres systèmes européens mais toutes pointent des dysfonctionnements ou au moins une inefficacité pragmatique dont le constat provoque ou devrait provoquer une véritable crise identitaire de cet enseignement scolaire. Si la crise n’est pas plus vive c’est peut-être qu’après tout, bien qu’il n’ait jamais fait, davantage qu’aujourd’hui, preuve d’efficacité pragmatique, l’enseignement des langues a cependant survécu et s’est même développé. C’est qu’il avait une raison d’exister propre au système scolaire qui justifiait que l’on y consacrât du temps et des efforts et qu’on en fît une évaluation à usage interne essentiellement fondée sur des savoirs savants et des savoir-faire scolaires. Mais les profonds changements qui se sont opérés dans nos sociétés européennes dans les dernières décennies devraient avoir fortement bousculé les pratiques d’enseignement des langues étrangères dans la mesure où leur usage tend à devenir une nécessité ou au moins une commodité quotidienne. Ce qui était exceptionnel comme le franchissement d’une frontière est devenu banal, les déplacements des personnes pour des raisons diverses (professionnelles, touristiques, personnelles) entraînent des rencontres langagières avec l’étranger qui peuvent survenir à tout instant, le vertigineux développement des infrastructures et des modes de déplacement ont raccourci considérablement les distances et rapetissé la géographie européenne, la transformant du point de vue linguistique en un patchwork extraordinaire par la variété de ses couleurs. Que l’on songe que celui qui quitterait la Patagonie chilienne par la Panaméricaine pour rejoindre la Transaméricaine jusqu’à la frontière étasunienne, voire au-delà, resterait pendant plus de 12 000 Km dans l’ère d’une seule variété linguistique, l’espagnol. Que l’on trace une ligne à peu près droite de 3000 Km en Europe occidentale, dans quelque sens que ce soit, et on aura traversé au moins cinq zones linguistiques différentes. Et quiconque se verrait privé de déplacement échappera difficilement à la fréquentation de personnes parlant une autre langue que la sienne car il sera happé par le brassage virtuel des populations qu’entraîne le développement exponentiel des technologies de la communication : téléphone, télévision satellite, Internet...

Cette explosion s’est produite aux portes des collèges et des lycées de France et ses effets ne cessent de connaître des développements nouveaux mais dans les collèges et les lycées les positions sont établies. Le « marché scolaire des langues étrangères » semble obéir à des lois internes propres qui entraînent, au grand dam des décideurs eux-mêmes qui appellent à la diversification, un resserrement de l’offre linguistique. Le rapport d’information du Sénat fait au nom de la commission des Affaires culturelles sur l’enseignement des langues étrangères en France par J. Legendre en novembre 2003 1 évoque le « tropisme vers le choix “anglais LV1 – espagnol LV2” » et précise :

‘«  La volonté affichée de diversifier les langues enseignées a conduit dans le second degré à de bien piètres résultats : dans les faits, l’hégémonie de l’anglais et de l’espagnol se renforce, et la part laissée aux autres langues reste négligeable :
de dominant, l’anglais est en passe de devenir hégémonique : 97 % des élèves l’étudient en LV1 ou LV2 ; le poids de l’anglais est particulièrement écrasant en LV1 : il concerne plus de 90 % des collégiens, et près de 89 % des élèves des lycées d’enseignement général ;
l’espagnol consolide d’année en année sa position de LV2 majoritaire : 62 % des lycéens des filières générales et technologiques optent en faveur de l’espagnol, et près de 70 % des collégiens, ce qui laisse présager un renforcement de la tendance dans les années à venir. »’

Rien ne changerait donc fondamentalement dans le paysage scolaire de l’enseignement des langues étrangères et les situations acquises se consolideraient. L’espace que prend l’espagnol dans ce paysage, et qui peut paraître à bien des égards disproportionné, interroge le chercheur et confère une grande responsabilité aux acteurs de cet enseignement qui sont amenés dans cette période critique à faire des choix didactiques et éducatifs décisifs.

La position acquise par l’espagnol n’est pas le fruit du hasard mais bien plutôt le résultat d’un faisceau de facteurs différents et complémentaires où l’on trouve tout aussi bien l’allongement de la scolarité et l’obligation d’étudier une LV2 que des données d’ordre socioéconomique voire politique. Les analystes au nombre desquels se trouve l’auteur du rapport cité plus haut voient dans le couple « anglais – espagnol » une certaine distribution des rôles, du moins dans les représentations des usagers de l’École : au premier l’économie, au deuxième la culture ; au premier la communication internationale, au deuxième les loisirs ; au premier l’utile, au deuxième l’agréable. Cette approche simplificatrice, voire caricaturale, n’est pas découragée par un système scolaire qui repose sur une logique de rivalité. L’assimilation de chacune des langues à une discipline différente et homogène dans un contexte scolaire extrêmement sectorisé, conduit chacun à cultiver sa différence et a fini par produire une vraie culture de la discipline scolaire « espagnol ».

Ce travail de recherche se donne comme premier objectif d’explorer cette culture scolaire de l’enseignement de l’espagnol dans le second degré en France. Cette exploration prendra la forme d’une modélisation du cours traditionnel d’espagnol. Ce faisant, nous accéderons aux présupposés théoriques en matière d’enseignement comme d’apprentissage qui informent le traitement qui y est fait des enjeux instructionnels et éducatifs. On les examinera au regard des défis que lance à l’École en matière d’apprentissage de langues étrangères la situation européenne que nous avons évoquée plus haut en intégrant dans notre analyse la demande institutionnelle et les contraintes de la classe.

Si, dans ce contexte nouveau, l’École a encore vocation à faire apprendre, par des individus contraints par l’obligation scolaire, l’espagnol et au-delà, d’autres langues étrangères, à quel aggiornamento lui faut-il procéder ? Est-elle la mieux placée, elle qui cultive un langage scolaire, pour faire acquérir un savoir-faire social, voire pour préparer l’apprenant à un « agir social » dans un contexte exolingue ? Et de quels moyens dispose-t-elle pour ce faire ? Ces questions seront examinées, dans une seconde partie, à travers une étude de cas. Les temps exigent de refonder l’enseignement - apprentissage des langues étrangères dans l’institution scolaire. Au risque d’en être dessaisie, l’institution scolaire ne doit-elle pas reconnaître paradoxalement qu’elle n’est pas le lieu de l’acquisition et qu’il lui revient d’établir des synergies avec l’extérieur et de redéfinir les rapports que cet apprentissage entretient ou devrait entretenir avec les autres ?

Notes
1.

Legendre, J. Pour que vivent les langues… : l’enseignement des langues étrangères face au défi de la diversification, p. 34.