1.2. Quand la tradition tient lieu de référent théorique.

Ce qui caractérise la tradition, qu’elle renvoie à une doctrine, à une pratique religieuse ou morale, c’est qu’elle est transmise d’abord oralement de génération en génération, qu’elle est pratiquée avant d’être questionnée si d’aventure elle venait à l’être ; la tradition relève de l’expérience et non de la raison. L’univers scolaire, réputé rationnel, semble appuyer nombre de ses principes davantage sur la tradition que sur l’analyse raisonnée des données objectives. Singulièrement, la pratique de l’enseignement de l’espagnol semble justifiée prioritairement par la tradition au point même que l’on trouvera dans les Instructions Officielles des tournures d’autojustification qui méritent que l’on s’y arrête un instant. Les programmes en vigueur à partir de 1992 en seconde, première et terminale, reprenaient pour l’essentiel les textes de 1987 mais se présentaient comme la nécessaire adaptation eu égard aux transformations qu’avaient connues le système scolaire et la société. Au long des quatre pages d’instructions propres à l’espagnol on relève les phrases suivantes 6 :

‘« La réflexion grammaticale – c’est l’évidence –n’est jamais un but en soi. » 7 ’ ‘« Est-il besoin de mentionner l’utilité pratique de la connaissance de la langue écrite pour certaines professions que les élèves pourraient exercer après leurs études secondaires ? » 8 ’ ‘« En ce qui concerne la formation au lycée, les mérites du travail écrit sont évidents. » 9 ’ ‘« Il va de soi que d’autres procédures sont possibles et souhaitables. » 10 ’ ‘« On conçoit cependant que dans le domaine de l’enseignement d’une langue et d’une civilisation étrangère, il serait imprudent de livrer les élèves entièrement à eux-mêmes. » 11 ’ ‘« Est-il besoin de rappeler que l’authentique autonomie passe par l’acceptation librement consentie de l’effort et de l’évaluation. » 12

La formulation retenue établit entre le scripteur (institutionnel) et le lecteur potentiel (le professeur d’espagnol du second cycle) une relation singulière. Si les idées émises ne requièrent pas d’explication c’est qu’elles sont réputées être partagées par l’un et l’autre, c’est qu’elles font partie de cette « culture commune » dont on aurait claire conscience mais qui n’est écrite nulle part. La « réflexion grammaticale » qu’évoque la première citation n’est peut-être pas dépourvue d’intérêt pour elle-même si elle fait accéder l’élève à la métalangue qui le met en surplomb par rapport au savoir. Justifier le travail de la langue écrite en classe par son utilité dans un hypothétique futur professionnel donne, au détour d’un paragraphe, à l’apprentissage scolaire de l’espagnol, une finalité qui est loin de transparaître par ailleurs et qui pose crûment la question de la nature du travail écrit fourni en classe. Et si ses mérites sont « évidents » comme le prétend la deuxième citation, le lecteur n’est plus certain de savoir en quoi.

Ce discours de l’évidence inclut lecteur et scripteur dans le même espace, il s’affiche comme un discours de connivence, mais quel effet cela produit-il sur le lecteur pour qui ces évidences n’en sont pas ? Le statut de l’instance qui les émet lui laisse assez peu le loisir de les questionner. On peut faire l’hypothèse que l’on a là l’un des canaux de transmission de la tradition didactique de l’espagnol relayée par le corps d’inspection traditionnellement investi de cette mission dans le système scolaire français. C’est la raison pour laquelle, au moment de tenter une modélisation du C.M.D.D. en espagnol tel que la tradition nous l’a légué, nous ferons appel aux Instructions Officielles, aux « documents d’accompagnement » émanant de l’Inspection Générale et qui ont pour but d’expliciter les textes, à des rapports d’inspection, à un ouvrage qui s’annonce comme le dépositaire de la tradition didactique de l’espagnol 13 , à des manuels scolaires et enfin à des scripts de cours.

Notes
6.

C’est nous qui soulignons.

7.

France, M.E.N. Espagnol. Classes de seconde, première et terminale, p. 32.

8.

Ibid. p. 34.

9.

Ibid.

10.

Ibid. p. 35.

11.

Ibid.

12.

Ibid.

13.

Bedel, J.M. & al, Un regard sur…la pédagogie de l’espagnol.