1.4. Quelles interprétations l’histoire fournit-elle ?

Puisque les périodes de choix radicaux sont plus lisibles que les périodes de compromis, nous nous sommes mis en quête d’un temps de rupture qui pût nous livrer quelques clefs de compréhension. C. Puren situe ce point névralgique en 1901 - 1902 lorsque la « Méthodologie Directe » est imposée de façon brutale :

‘« Historiquement, les instructions de 1901 et 1902 prolongent celle de 1890, mais d’une part ce prolongement aboutit à une rupture radicale avec la Méthode Traditionnelle – suppression de l’enseignement a priori de la grammaire et des traductions d’application –, et d’autre part, en raison de leur définition précise et détaillée des objectifs, des consignes méthodologiques et des contenus de premier cycle, elles veulent obliger pour la première fois tous les professeurs à l’application d’une méthodologie unique. La “ Réforme de 1902 ”, suivant une expression répandue à l’époque, fut effectivement “ imposée brutalement  ” (…) et ressentie par la majorité des professeurs comme un véritable coup d’état pédagogique. » 16

L’état de l’enseignement du latin est en quelque sorte utilisé comme repoussoir, comme modèle en creux avec sa méthode grammaire / traduction débouchant sur une composition écrite littéraire totalement rhétorique. L’enseignement du latin véhiculaire au Moyen Age s’est vu petit à petit attribuer une finalité de formation esthétique et morale pour aboutir à la fin du XIXeà une perte totale de sens. La Méthodologie Directe, comme son nom l’indique, fortement inspirée de la méthode naturelle, interdit tout recours à la langue première alors que, sous l’influence de l’enseignement du latin et du grec, l’enseignement des langues était en fait un enseignement des humanités d’au-delà des frontières et donc le plus souvent, en français. Le texte était l’objet essentiel du cours de langue et devait participer à la formation intellectuelle, morale et culturelle de l’étudiant. A cet objectif formatif et culturel, la « réforme de 1902 » substitue un objectif pratique : il s’agit de développer chez l’élève une compétence d’action. Cette rupture totale de perspective s’inscrit évidemment dans un contexte socio-économique dont l’analyse éclaire considérablement les enjeux. C. Puren 17 y voit trois catégories de raisons :

Il est d’ailleurs symptomatique que l’enseignement de langue vivante ait été, d’abord, rendu obligatoire à cette période dans les filières scientifiques et pratiques. Ce faisant, on l’arrachait sans ménagement à ce qui pouvait paraître à certains comme son « monde naturel », celui des humanités. Comme le souligne A. Prost 18 , le camp des langues est incertain dans la dichotomie historique enseignement long des humanités / enseignement court des sciences.

Toutes les autres ruptures naissent de celle-ci : puisque l’objectif est pratique, l’essentiel de l’activité de classe sera la conversation exolingue exclusivement. L’homologie des fins et des moyens est consacrée comme l’une des réalités incontournables du cours de langue vivante étrangère (LVE). On apprend à parler en parlant avec le maître :

‘«Le livre n’est qu’un aide-mémoire pour l’élève ; il ne saurait prétendre à remplacer la parole vivante du maître qui est l’âme de l’enseignement ». 19

Le livre devra même rester fermé pendant la classe, au moins lors des deux premières années d’études (sixième et cinquième) selon les Instructions Officielles de 1908. Le texte n’est donc pas le fédérateur des activités de classe. Les professeurs sont même invités à apporter en classe toutes sortes d’objets en fonction de l’objectif d’enseignement - apprentissage, au moins lors des deux premières années.

C’est que le matériau d’apprentissage est organisé d’abord en fonction d’une gradation cohérente des contenus lexicaux et des contenus grammaticaux.

On mesure les exigences et la complexité de la tâche du maître qui organise le matériau, qui crée ce que l’on appellerait aujourd’hui des situations d’apprentissage, qui est garant de la production orale de tous les élèves (on dirait aujourd’hui la participation) et dont l’expression en LVE est modélisante.

La conversation est donc alimentée par les réactions des élèves aux sollicitations du maître, sous forme le plus souvent de questions, à propos ou non d’un objet. Les productions orales sont recueillies, organisées sous forme de texte en fin de séance.

S’il n’a jamais fonctionné de façon satisfaisante et générale, le cours de langue préconisé par la Méthodologie Directe, va, selon C. Puren, constituer un point d’ancrage fort. Tout ce qui se fera jusqu’à l’arrivée de la Méthodologie Audiovisuelle devra en quelque sorte se situer par rapport aux visées des années 1901-1908. Or, puisque l’enseignement de l’espagnol n’a pas pris le train de la Méthodologie Audiovisuelle, il est donc encore aujourd’hui dans la droite filiation de la Méthodologie Directe et des aménagements plus ou moins radicaux qu’elle a subis.

Les aménagements qu’évoque C. Puren sont une espèce de compromis entre la Méthodologie Directe et ce qui l’a précédée, c’est-à-dire, la Méthodologie Traditionnelle, c’est ce compromis en perpétuelle mutation en fonction des aléas de la vie nationale, des tensions dans l’institution scolaire que C. Puren appelle la « Méthodologie Active » parce qu’il y voit une position dominante, parmi les méthodes mises en œuvre de ce qu’il nomme « la méthode active » 20 . Les résistances des enseignants principalement, mais aussi les difficultés de mise en œuvre pratique de la réforme ont eu raison d’un certain nombre de points essentiels : le recours systématique à la LVE, la diversification des activités en fonction des phases de l’enseignement et des contenus (enseignement phonétique, lexical, compréhension orale, compréhension écrite, enseignement de la littérature et de la civilisation).

En faisant de la « lecture expliquée » l’activité centrale du cours de langue vivante, les instructions de la première moitié du XX° siècle consacrent le texte comme document médiateur idéal pour réaliser, selon les termes de C. Puren « l’intégration didactique parce qu’il permettait d’organiser autour de lui l’ensemble des différentes activités d’enseignement » 21 . A la fin de ce même chapitre l’auteur nous présente le schéma de classe pour la lecture expliquée que propose en 1903 A. Godart. Nous reprenons l’essentiel du schéma de A. Godart présenté et commenté par C. Puren 22 :

Phase n° 1 : Préparation mécanique du texte
1 Explication préalable des mots inconnus. (A. Godart ne la recommande pas mais constate que beaucoup de professeurs l’utilisent)
2 Lecture par le professeur. Elle doit être un modèle phonétique et être assez expressive pour faciliter la compréhension des élèves.
3 Lecture par les élèves mais A. Godart conseille de ne faire lire qu’après le commentaire, quand la compréhension est assurée.
Phase n° 2 : Interprétation du texte.
1 « Synthèse de contenu », qui correspond à un travail en compréhension globale débouchant sur un résumé. Questions simples pour faire dire à l’élève ce dont il s’agit, ce qu’il a pu comprendre et une fois ses idées « débrouillées », « l’amener à exprimer sommairement cette idée d’ensemble et à la condenser en un résumé aussi réduit que possible. »
2 « Interprétation »du détail par la« conversation » sur le texte. Au cas où il n’y a pas eu explication préalable des mots inconnus, cette explication se fait au fur et à mesure en utilisant tous les procédés intuitifs, dont prioritairement le contexte.
3 Lecture d’ensemble par les élèves, lecture qui se doit d’être intelligente et expressive, et constituer ainsi en elle-même une « interprétation »orale du texte par les élèves.
3 : Conservation du texte.
1 « Assimilation du texte ». L’élève doit « fixer dans sa mémoire » le texte expliqué et ce travail se fait à la maison ou en étude. La tâche est définie par les verbes « relire »et « revoir ». Le texte de A. Godart exclut d’ « apprendre par cœur », il précise que le but est d’« [assimiler] et les mots et les tournures idiomatiques ».
2 « Contrôle ». Le contrôle consiste en une « restauration », c’est-à-dire que, guidés par les questions du maître, les élèves vont reconstituer le texte dans ses détails. Il est précisé que cela est rendu possible par le niveau d’apprentissage, le professeur s’attachera à laisser le maximum d’initiative aux élèves et donc à susciter la prise de parole par des  formules synthétiques ou même quelques mots clés.

En aucune façon la Méthodologie Directe ne saurait se résumer à la « lecture expliquée », surtout au début de l’apprentissage mais c’est essentiellement ce qui lui a survécu dans la phase historique que C. Puren nomme de la « méthodologie active » qui perdure jusqu’à la généralisation de la méthodologie audiovisuelle qui s’étend, dans les années 1960, à toutes les langues vivantes sauf à l’espagnol. Le schéma de A. Godart va donc s’imposer comme le schéma de base du traitement des textes et (nous le verrons plus loin), au prix de quelques aménagements, du traitement d’autres documents supports et traverser tout le XX° siècle, au moins en espagnol.

Notes
16.

Ibid. p. 95.

17.

Ibid. p. 100.

18.

Prost, A. Histoire générale de l’enseignement et de l’éducationen France.

19.

Schweitzer, C. Enseignement direct de l’allemand, Première année, Livre du maître. Armand Colin, 1904. Avant propos p.VIII. Cité par C. Puren, op. cit. p. 128.

20.

Nous tenterons de proposer un autre qualificatif pour le distinguer clairement de la méthode active des Claparède, Dewey, Ferrière, Freinet et Montessori.

21.

Puren, C. Op. cit. p. 171.

22.

Ibid. p. 173-175.