1.6. Pourquoi une telle longévité ?

Bien qu’elle ne soit pas centrale dans cette recherche davantage synchronique que diachronique, une tentative d’interprétation de cette longévité peut contribuer à analyser par la suite avec plus d’acuité les orientations retenues dans le détail des préconisations officielles en espagnol et leurs répercussions sur l’apprentissage, sur la chose apprise et sur celui qui apprend.

Certes cette longévité ne s’observe pas qu’en espagnol puisque le passage, cité plus haut, du texte des nouveaux programmes de Seconde de août 2002 s’applique à toutes les langues mais selon que ces langues auront ou non, depuis les années 60, vécu l’expérience audiovisuelle, la consigne de maintenir une  « analyse collective et guidée des documents » ne peut avoir la même résonance. En fait s’interroger sur la longévité du schéma d’A. Godart en espagnol dès le début de l’apprentissage revient à tenter d’expliquer le refus de l’Inspection Générale d’espagnol de s’engager dans la méthodologie audiovisuelle, d’expliquer ce que Pascal Lenoir appelle l’ « ellipse méthodologique » 30 .

La Méthodologie Audiovisuelle qui va se généraliser en France dans les années 60 et 70 est le prolongement de la Méthode Audio-Orale née aux Etats Unis avec la seconde guerre mondiale, quand ce pays prend conscience que son efficacité sur les plans économique, politique et militaire passe pour ses ressortissants par la maîtrise des langues des pays qui comptent en ces domaines. La Méthodologie Audio-Orale sert donc un objectif pratique et répond à une demande sociale forte. La théorie linguistique de référence qui se constitue à partir du structuralisme est de type « distributionnel » (Bloomfield), une description de la langue va permettre d’organiser le matériau linguistique pour une appropriation. Par ailleurs une théorie comportementale fondée sur le behaviorisme fournit le schéma mental de cette appropriation : stimulus / réponse / renforcement. Les conditions sont réunies pour créer un apprentissage des langues standardisé visant l’efficacité. Si cette méthodologie montre rapidement ses limites, les travaux qui y avaient conduit seront, selon P. Martinez 31 , le terreau fécond sur lequel se développera la méthodologie Audiovisuelle.

C’est peu de dire qu’en France, dans les années 50, l’Espagne et l’Amérique hispanique ne représentent pas des enjeux politiques et économiques d’importance. Et si les évolutions sociopolitiques y sont profondes, elles sont largement masquées par l’image caricaturale et ou caricaturée qu’en donnent les régimes autoritaires qui s’y succèdent. Les exceptions ne sauraient effacer l’effrayant panorama qu’offre au monde l’Amérique Latine des années 70.

L’intérêt pratique de l’enseignement - apprentissage de l’espagnol n’a, évidemment, dans ce contexte que peu de rapport avec l’enseignement - apprentissage de l’allemand et, cela va sans dire, avec celui de l’anglais. C’est la raison pour laquelle L. Dabène en 1975, voit dans le maintien de l’enseignement de l’espagnol par le cours traditionnel, une « réaction compensatoire » 32 . Le cours traditionnel d’espagnol ne visait pas un savoir pratique parce que les éventuels interlocuteurs espagnols ou hispano-américains étaient disqualifiés mais il sauvait l’essentiel, les valeurs en dépôt chez les grands auteurs, les valeurs éternelles qui échappent aux contingences politiques. Cette analyse est d’autant plus convaincante qu’on se souviendra que, parmi les démocrates militants, le contact même avec le monde hispanique est suspect et on assistera par exemple, dans les années 60, à des campagnes de boycott du tourisme espagnol fondées sur le principe que laisser des devises en Espagne c’était renforcer le régime autoritaire du Général Franco et donc en assurer la survie. On va donc, comme le souligne R. Mogin-Martin 33 citée par P. Lenoir 34 , privilégier la connaissance du monde hispanique, « la langue n’étant, en quelque sorte, qu’un outil pour y parvenir » sans s’éloigner jamais du point de vue et du système de référence républicain qu’entend défendre et promouvoir l’institution française d’éducation qui, en dernière analyse, a bien une visée de socialisation dans la société française. Il s’agit donc de doter l’élève d’espagnol d’une somme de connaissances qui le fasse tendre à la conscience du génie des peuples au-delà des scories et des vicissitudes de l’histoire événementielle contemporaine 35 . Dans cette perspective, plus l’ambition de connaissance du monde hispanique sera grande, plus se consolidera l’image de marque de l’espagnol qui se retrouve, de ce fait, à batailler sur le champ prestigieux où c’est peu dire qu’il n’est pas, a priori, reconnu, celui des humanités.

Mais s’il faut accorder du crédit à ces hypothèses, on peut légitimement se demander pourquoi les modifications qui sont intervenues dans la réalité géopolitique et économique semblent n’avoir que peu d’impact sur l’approche de l’enseignement de l’espagnol. La fin de la guerre froide a jeté sur le passé récent de l’Amérique Latine une lumière crue : une fois disparues les impudentes dictatures militaires, apparaissent en plein jour les difficultés sociales, politiques et économiques de sociétés déchirées dont le développement, qui dépend pour l’essentiel des pays du nord, présente des difficultés d’une complexité inouïe. Et les conséquences de cette situation, l’émigration massive par exemple de ressortissants équatoriens ou argentins en Europe du sud, pourraient intéresser au premier chef les hispanistes si la finalité de l’enseignement de l’espagnol était questionnée. Que dire alors de la perspective qu’offre à l’enseignement de l’espagnol l’évolution récente de l’Espagne qui, il y a vingt cinq ans, en était encore à mendier sa place dans le concert des nations et qui aujourd’hui fait jeu égal avec les plus vieilles démocraties, envahit le monde de la culture internationale, celui du commerce, participant ainsi au brassage des populations européennes.

Comment se fait-il donc que ces modifications fondamentales des rapports entre la France et le monde hispanique n’aient pas entraîné une modification de l’approche de l’enseignement apprentissage de l’espagnol ? C. Puren propose sa théorie de « la tour d’ivoire » 36  : si l’on considère le « marché didactique » français des langues, on constate la situation monopolistique indiscutable et indiscutée de l’espagnol LV2. 37 Cette situation confortable lui aurait en quelque sorte épargné la peine d’interroger son modèle linguistique et de se construire une théorie de référence, les Instructions Officielles se contentant, au fil des ans, de modifier à la marge le schéma dans une approche très pragmatique.

Nous retiendrons cette hypothèse et nous ajouterons que l’inspection d’espagnol s’est vu encouragée dans sa démarche par la modestie des résultats obtenus par la méthodologie audiovisuelle. L’expérience confirmait les craintes d’une atomisation des apprentissages et donc d’une perte de sens. Toujours en quête de respectabilité, l’espagnol a su s’imposer dans le contexte institutionnel comme une discipline qui ne transigeait pas avec les valeurs des humanités. Dans une stratégie d’intégration, si c’est là la seule finalité, l’appropriation des valeurs de la communauté que l’on veut investir est indiscutablement plus efficace. Si le but est de contribuer à l’enrichissement de l’ensemble, la stratégie de l’isolement ou de la rupture n’a pour toute alternative que la recherche d’un nouveau mode d’intégration de l’apprentissage des LVE qui déplace l’ensemble des pièces du dispositif.

Nous avons parlé précédemment d’intégration didactique pour désigner cette situation où l’essentiel des apprentissages est assuré par une démarche unique. Cette intégration didactique qui caractérise le cours d’espagnol considéré dans son fonctionnement interne se voit confortée à l’externe par une intégration pédagogique du cours d’espagnol dans le système global d’enseignement. Avec son schéma de cours magistral dialogué, l’espagnol se place sans aucune difficulté dans le concert des cours magistraux dialogués qui rythment la vie scolaire des élèves dans les disciplines dites de « sciences sociales » à commencer par les exercices de commentaire analyse de textes en langue française. Epousant son temps, il a même fait preuve, dans ce cadre-là d’inventivité, acceptant la diversification des supports et les exigences de diversification méthodologique que cela impliquait, intégrant les nouvelles technologies, moins pour leur efficacité au service de la communication que pour leur capacité à réactiver, à dynamiser un schéma de cours qui s’épuise. Moins contraint par les programmes et les évaluations que l’histoire, la géographie ou le français, le cours magistral d’espagnol a pu utiliser et enrichir chez les élèves, à l’aide des techniques audio, visuelles et audiovisuelles des savoir-faire de commentaire - analyse largement sollicités dans l’ensemble du second degré. Les élèves ont fait et font en classe d’espagnol, en petit, à cause du frein de la langue étrangère et des compétences limitées en ces domaines des professeurs, ce que peu ou prou ils font, mais avec des méthodes plus clairement établies liées à des dispositifs d’évaluation affichés, dans les autres disciplines des sciences humaines. Cette relative plasticité du cours magistral dialogué en espagnol et sa proximité / complémentarité avec les exercices canoniques des disciplines de sciences humaines sont certainement des clefs pour expliquer sa longévité.

Nous prendrons pour preuve le texte d’un rapport d’inspection datant de 1992 dans lequel l’inspecteur rend compte d’un cours de Terminale auquel il a assisté et où l’on analysait un paragraphe de texte littéraire :

‘« …L’habileté du professeur à intéresser les élèves à une analyse minutieuse et pertinente du texte est tout à fait remarquable. Tantôt provocateur ou interrogateur, tantôt exigeant et libéral, M. n’a de cesse de bien faire comprendre le document pour qu’on en perçoive tous les mécanismes, l’intérêt, la saveur, par une observation fine et détaillée.
Très organisé dans son propos et sa démarche, M obtient de ses élèves qu’ils mettent en valeur les caractéristiques du passage, sa spécificité, l’originalité de son écriture et de sa forme, en un mot l’art de comment un texte se singularise d’un autre texte et est en soi quelque chose d’unique… » 38

L’attention est portée essentiellement sur l’analyse littéraire et les stratégies que le professeur met en œuvre pour la mener à bien avec sa classe. Malgré la difficulté que présente l’exercice de l’analyse littéraire en langue étrangère sur un texte aux caractéristiques formelles difficiles, un bon professeur et des élèves entraînés peuvent soutenir la comparaison avec un professeur et des élèves entraînés qui se livreraient au même exercice dans leur langue maternelle dans un cours de littérature française. Voilà que le cours d’espagnol satisfait aux critères d’excellence en vigueur dans un espace contigu et prestigieux, celui des Lettres : retour aux humanités qui, bien qu’exceptionnel, rappelle la filiation et rassure sur la destinée.

Puisque le cours canonique d’espagnol doit pour une bonne part sa longévité à son intégration pédagogique dans la famille des sciences humaines, on est fondé à penser que si l’enjeu était aujourd’hui de conserver l’héritage et de répondre en même temps à une demande sociale pressante d’efficacité communicationnelle, la réponse serait certainement davantage dans le dépassement de la contradiction que dans le compromis.

Notes
30.

Lenoir, P. Ellipse méthodologique en enseignement de l’espagnol en ce début de XXI° siècle.

31.

Martinez, P. La didactique des langues étrangères.

32.

Dabène, L. L’enseignement de l’espagnol aux francophones. Pour une didactique des langues voisines, Langages (39), sept., p. 51-65 [une version remaniée a été publiée dans Les Langues Modernes (5-6), 1976, p. 481-493]. Précisions bibliographiques de C. Puren, op. cit. p. 403.

33.

Mogin-Martin R. L’enseignement de la civilisation hispanique face aux nouvelles donnes politiques et sociales, p. 36-44.

34.

Op. cit., p. 4.

35.

Il serait imprudent d’ouvrir ici une réflexion sur la notion de génie et plus encore sur celle de peuple qu’on applique souvent à la légère sur des réalités sociales qui échappent précisément aux critères définis par l’institution d’éducation républicaine française. Si l’on peut discuter la projection sur le peuple espagnol de la notion républicaine, que dire d’une fantasmatique entité latino-américaine ? L’ethnocentrisme de la démarche est total.

36.

Puren, C. La tradition didactique en espagnol face aux évolutions actuelles de la didactique des langues, mai 2001.

37.

Selon le Rapport Legendre (Legendre 2003), dans l’ensemble des établissements scolaires français, 69,1 % des élèves de LV2 étudient l’espagnol.

38.

Rapport d’ inspection n° 1.