2.2. Que reste-t-il de la méthode directe dans le C.M.D.D. d’espagnol actuel ?

La méthode directe est, selon les termes de C. Puren 42 , la « clef de voûte » sur laquelle repose l’équilibre de l’ensemble de la méthodologie à laquelle elle a donné son nom. Inspirée de l’observation de la méthode naturelle d’apprentissage des langues, elle interdit tout détour par la langue maternelle et l’homologie de la fin et des moyens en devient le principe essentiel. Les moyens y seraient donc identiques aux fins visées : certes, les initiateurs de la méthode directe faisaient franchir à l’enseignement apprentissage des langues un pas décisif en faisant entrer dans l’espace scolaire la pratique de la langue orale en langue étrangère autre que rhétorique, mais il nous faudra examiner plus avant cette question d’autant que de nombreux textes officiels donnent encore pour évidente la continuité entre l’apprentissage scolaire de l’espagnol et sa pratique en interaction exolingue. Lorsqu’on examine en effet la continuité entre l’apprentissage, même réduit au système linguistique, et la pratique qui apparaît dans la méthode naturelle qui a inspiré les promoteurs de la Méthodologie Directe, on perçoit d’emblée que l’enjeu social détermine l’ensemble. A l’école ce n’est pas la réussite ou l’échec sur le « marché sociolinguistique », pour reprendre les termes de P. Bourdieu 43 , qui détermine l’appropriation linguistique ; en revanche, en milieu naturel, l’apprenant qui veut satisfaire le mieux possible ses désirs, tend à améliorer ses performances communicatives et l’atout majeur dans cette recherche de la performance sera l’acquisition du système linguistique.

Bien que la différence ne soit pas mince, on a fondé, et peut-être, dans une certaine mesure, continue-t-on de le faire, l’apprentissage de la langue étrangère en milieu scolaire sur une tentative de reconstitution des conditions d’acquisition en milieu naturel. Le verrou qu’imaginèrent les inventeurs de la Méthodologie Directe a été l’obligation absolue faite tant aux enseignants qu’aux enseignés de s’exprimer exclusivement dans la langue qu’ils enseignaient ou apprenaient. Cette exigence forte et le maintien d’un enseignement programmatique de la langue étrangère devaient conduire à inventer des procédures nouvelles d’acquisition du vocabulaire et de la grammaire dont on trouvera des traces dans les cours actuels d’espagnol, bien que la Méthodologie Active ait considérablement assoupli la règle de la méthode directe.

Comme nous l’évoquions plus haut, l’intégration pédagogique de l’espagnol, le compromis que représentait la Méthodologie Active, le refus de la Méthodologie Audiovisuelle, se traduisent par une dimension accrue de l’objectif culturel et de l’objectif formatif au détriment de l’objectif pratique mais, si elle est souple, la méthode directe demeure un des points forts des Instructions d’espagnol. L’objectif essentiel du cours peut être un savoir culturel complexe, on y accèdera par la langue cible. A contrario, un objectif grammatical ne saurait être présenté en dehors d’un contexte offert par un texte ou un autre document, donc en espagnol.

L’expression en espagnol pendant le cours reste donc la règle. Les Instructions de 1992 d’espagnol reprennent à leur compte le texte d’orientation pour l’ensemble des langues vivantes :

‘« En cours de langue vivante étrangère, on parle essentiellement la langue étudiée, même si ponctuellement l’utilisation du français pour donner des explications d’ordre grammatical ou pour s’assurer d’une conceptualisation profitable à chacun n’est pas à écarter. » 44

L’entorse faite à la règle de la méthode directe est à la fois radicale et limitée. Radicale dans la mesure où, ne privant plus l’apprenant a priori d’une aide directe dans sa langue, même épisodique, elle réduit considérablement son insécurité et modifie donc radicalement son rapport au savoir à acquérir : si apprendre à nager dans un bassin où l’on sait que l’on a pied permet une sereine autoévaluation, le défi du plan d’eau sans fond, exige une mobilisation maximum, fût-elle anarchique, de tous les moyens disponibles. Mais l’entorse reste mineure si l’on considère qu’elle ne concerne qu’un aspect très particulier du cours de langue, celui qui touche à la métalangue, et encore convient-il de souligner qu’il ne s’agit que d’une métalangue descriptive. Tous les autres espaces qu’ouvre une séance de cours, celui du commentaire bien entendu mais aussi l’espace relationnel comme celui des consignes doivent être investis en espagnol, le texte de la réforme de la seconde entrée en vigueur en 2003 confirme :

‘« Cette dernière [la langue apprise] reste néanmoins la langue de travail de la classe. » 45

On remarque tout de même que l’utilisation du français 46 qui était « ponctuellement » envisageable dans les textes de 1992, est possible « de manière épisodique » dans ceux de 2003. Si l’adjectif « épisodique » dit le caractère secondaire du français dans l’apprentissage de l’espagnol, il en souligne aussi le caractère accessoire, complémentaire. L’assouplissement de la méthode directe semble se poursuivre lentement mais cela reste un assouplissement de la méthode directe et en aucun cas une redéfinition du rôle du français dans l’enseignement apprentissage de la langue étrangère et encore moins une définition du rôle de la langue maternelle ou de la langue seconde dans l’enseignement apprentissage de la langue étrangère 47 . Redéfinition largement rendue possible cependant par les recherches de la deuxième moitié du XX° siècle sur l’acquisition de la langue étrangère.

Le recours au français n’est donc pas envisagé comme un élément des activités cognitives de celui qui s’essaie à parler la langue étrangère mais uniquement en termes de production de discours adjuvants, essentiellement dans la phase de compréhension des textes, laissée à la seule discrétion du professeur.

L’aide peut prendre la forme d’une traduction ou d’une explicitation. Nous prendrons un exemple de chacune de ces aides dans les documents d’accompagnement de cinquième et quatrième. 48

Les auteurs proposent à l’étude un poème de Antonio Machado parce qu’il est d’un accès facile :

‘« …une scène de la vie quotidienne à la campagne dont la compréhension littérale ne pose pas de difficulté majeure… »’

et parce qu’il permet « d’aborder ou de réactiver en situation » des aspects morphosyntaxiques fréquents en espagnol.

Nous réexaminerons ce document d’une façon plus approfondie lorsque nous analyserons le rôle du texte littéraire dans l’apprentissage de l’espagnol, nous nous contenterons ici d’évoquer l’ambiguïté de l’aide par la traduction et l’explicitation en français.

Nous présentons ici le poème tel qu’il apparaît dans les documents et nous en proposons une possible traduction :

Tres niños están jugando
a la puerta de su casa;
entre los mayores brinca sautiller
un cuervo de negras alas. corbeau
La mujer vigila, cose
y, a ratos, sonríe y canta.
- Hijos, ¿Qué hacéis? – les pregunta.
Ellos se miran y callan.
Antonio Machado, La tierra de Alvargonzález.
‘Trois enfants jouent
à la porte de leur maison;
au milieu des plus grands sautille
un corbeau aux ailes noires.
La femme surveille, elle coud
Et, de temps en temps, elle sourit et chante.
- Les enfants, Que faites-vous ? leur demande-t-elle.
Eux se regardent et ne disent mot.’

L’aide que proposent les rédacteurs porte sur le possessif « su ». La traduction que nous avons proposée est celle qui est retenue par eux mais elle est incapable de rendre compte de la polysémie du possessif espagnol qui selon le contexte peut être traduit par « son », « sa », « votre » ou « leur », autrement dit, il indiscrimine le genre et le nombre du référé. Dans la progression du petit poème, rien ne permet, au second vers, de lever l’ambiguïté. L’aide apportée ici va bien au-delà de la simple traduction d’un passage difficile ; elle évite à l’élève, au prix d’un appauvrissement de la puissance évocatrice du poème, une réflexion contrastive qu’il n’aurait peut-être pas menée à son terme. On lui a préféré une correspondance terme à terme « su » = « leur » qui ne sera pas transposable sans précaution dans un autre contexte. L’aide sert ici un objectif d’efficacité immédiate. Nous reviendrons sur l’approche de la compréhension qui transparaît dans cet exemple. Continuons, pour l’heure, d’examiner la survivance de la méthode directe dans les préconisations institutionnelles.

La seconde entorse à la méthode directe qui apparaît dans cette proposition de cours a trait également au sens du poème mais requiert cette fois une intervention plus longue en français. Les auteurs invitent les professeurs à exploiter l’image négative du corbeau dont la présence fait planer une menace sur ce tableau paisible et idyllique et se font un point d’honneur à faire découvrir aux élèves, tant en français qu’en espagnol l’expression « oiseau de mauvais augure » « pájaro de mal agüero ». Cette fois, et toujours dans un esprit d’efficacité, on recommande une explicitation en français en bonne et due forme :

‘« Il est vraisemblable qu’un grand nombre d’élèves ignorent cette expression en français : il est clair qu’elle n’apparaîtra pas dans leurs propos. C’est donc au professeur de la fournir mais il ne suffit pas de la traduire : il faut en expliciter le sens en français (cette expression est employée pour caractériser des personnages peu sympathiques, sinistres, porteurs de mauvais présages, de mauvaises nouvelles, etc., dans les deux langues). »’

Mais les entorses à la règle ne sauraient faire écran à la règle elle-même. Chaque fois que cela est possible c’est la méthode directe qui doit l’emporter et les difficultés de compréhension doivent prioritairement être traitées en espagnol. Au professeur d’anticiper sur ce qui fera obstacle gravement et qui justifiera une intervention en français :

‘« Au cours de l’examen d’un texte, par exemple…il aplanit les difficultés linguistiques et culturelles que les élèves ne surmonteraient pas seuls, assurant ainsi la compréhension littérale sans laquelle nulle étude sérieuse n’est possible. » 49

Quant aux autres difficultés, celles que l’élève peut traiter, la méthode utilisée est essentiellement celle que C. Puren appelle « la méthode intuitive » qu’il classe comme une sous-catégorie de la méthode active dans la mesure où elle requiert une activité mentale propre de la part de l’apprenant.

L’assouplissement de la méthode directe que l’on observe dans le cours d’espagnol préconisé par les Instructions Officielles et les documents d’accompagnement est d’abord présenté comme une aide apportée à l’élève pour rendre l’immersion dans la langue du support moins périlleuse. Ce faisant, il pose la question du rôle de la langue première dans l’apprentissage de la langue étrangère sans esquisser de réponse construite et il renforce le rôle de tremplin, voire de filtre comme nous l’avons vu, du professeur vers la langue du document support.

Notes
42.

Op. cit. p. 122.

43.

Bourdieu, P. Ce que parler veut dire.

44.

France, M.E.N. Espagnol. Classes de seconde, première et terminale. p. 31.

45.

France, M.E.N. Programmes de langues vivantes des classes de seconde et technologique,2002.

46.

Nulle part il n’est fait mention d’un recours possible à des langues premières d’élèves qui pourraient ne pas être le français ou à des langues secondes, en cours d’acquisition dans le milieu social et / ou par l’enseignement, autres que l’espagnol.

47.

Nous utilisons indifféremment langue maternelle et première langue qui désignent celle que tout enfant apprend normalement dans ses premières années. La langue seconde est une langue non maternelle qui sert, à côté de la langue maternelle, comme second moyen de communication et qui est acquise dans son environnement social. La langue étrangère est la langue apprise en dehors de son environnement d’usage.

48.

France, M.E.N. Accompagnement des programmes de 5° et 4°, 1997, p. 26.

49.

France, M.E.N. Espagnol. Classes de seconde, première et terminale, p. 33.