3.2.1.a.Premier cycle. Lecture littéraire ? Exemple 1.

Soit le poème narratif de Machado et une possible traduction. Nous avons cette fois évité de traduire « su » :

Tres niños están jugando
a la puerta de su casa;
entre los mayores brinca sautiller
un cuervo de negras alas. corbeau
La mujer vigila, cose
y, a ratos, sonríe y canta.
- Hijos, ¿Qué hacéis? – les pregunta.
Ellos se miran y callan.
Antonio Machado, La tierra de Alvargonzález.
Trois enfants jouent
à la porte de [ ???] maison;
au milieu des plus grands sautille
un corbeau aux ailes noires.
La femme surveille, elle coud
Et, de temps en temps, elle sourit et chante.
- Les enfants. Que faites-vous ? leur demande-t-elle.
Eux se regardent et ne disent mot.

L’aide que proposent les rédacteurs, dès le premier contact de l’élève avec le texte, porte sur le possessif « su ». Nous avons dit que la traduction qu’ils en font, c’est-à-dire « leur », est incapable de rendre compte de l’indétermination donc de la polysémie du possessif espagnol qui selon le contexte peut être traduit par « son », « sa », « votre » ou « leur », autrement dit, il indiscrimine le genre et le nombre du référé. Dans la progression du petit poème, rien ne permet, au second vers, de lever l’ambiguïté, les traductions possibles sont encore : « leur maison », « sa maison » ou « votre maison » : « Son » est évidemment éliminé par le genre féminin du substantif « casa ».

  • Hypothèse n° 1 : « su casa » = « leur maison » : « su » est alors anaphorique, le possessif antéposé a une fonction d’actualisateur, il met le substantif « maison/casa » en rapport avec les personnes des trois enfants. Ces spéculations ne sont pas purement grammaticales et propres à celui qui regarde fonctionner le système linguistique espagnol de l’extérieur. La meilleure preuve que l’indétermination est ressentie fortement par les hispanophones, c’est qu’il est fréquent que le substantif introduit par le possessif indiscrimant soit suivi par le syntagme « de + pronom personnel ». Dans le cas évoqué, il ne serait pas surprenant d’entendre : « delante de su casa de ellos » [devant « leur » maison à eux]. Le linguiste M. Benaben commente :
‘« Ils [les syntagmes du type « de + pronom personnel »] peuvent sembler redondants mais ils sont destinés à écarter tout risque d’ambiguïté ». 91

Même si les présomptions sont fortes, force est de constater que l’ambiguïté n’est pas levée et que la traduction « leur » est une option réductrice.

  • Hypothèse n° 2 : « su casa » = « votre maison ». Le possessif dit de politesse est, en espagnol le possessif de la troisième personne. Le texte se présente comme un poème, rien, au début, n’interdit d’y percevoir une situation d’énonciation classique : un locuteur et un interlocuteur qui serait comme transporté dans un monde créé par le texte et les enfants seraient en train de jouer devant la maison du lecteur ou auditeur que le poète traiterait avec une certaine déférence, ce que montrerait donc le déictique « su ». Il faut attendre le cinquième vers pour que le caractère narratif du texte s’affirme et que l’hypothèse du déictique « votre » tombe. Dans la réalité de la lecture ou de l’audition par un hispanophone, elle est restée potentiellement opérante jusque là.
  • Hypothèse n° 3 : « Su casa » = « sa maison » : « su » est cataphorique, le possessif n’est pas ici une reprise du possesseur mais l’idée est maintenant regardante, annonciatrice d’un possesseur imminent mais non encore présent dans le discours, hypothèse qui n’est jamais formellement exclue puisqu’on pourrait voir dans « su » un cataphorique annonciateur de « la mujer », « la femme ». Trois enfants seraient donc en train de jouer devant sa porte. Cette interprétation se trouve renforcée par les déterminants employés : l’absence de défini devant « tres niños » et la présence de « la » devant « mujer ».

« Su » conserve donc, une fois le poème lu une part de sa polysémie et le texte lui-même sa force évocatrice. Mais les rédacteurs du texte en ont décidé autrement :

‘« Ainsi, niños, mujer, sont-ils problématiques par leur imprécision – le poète ne dit pas « hermanos », « madre » – même si su casa indique un rapport étroit entre les personnages. Il faut ici insister sur la bonne compréhension du possessif, pas du tout évidente ; une traduction s’impose (leur au singulier), qu’il ne faut pas hésiter à écrire au tableau… » 92 [souligné par nous]’

L’ « imprécision » n’en n’est pas une, c’est une ouverture de sens que seule la collaboration du lecteur peut combler mais elle ne saurait s’imposer de l’extérieur à ce lecteur car rien objectivement ne le permet. Il peut se construire du sens de façon cohérente mais en aucun cas on pourra s’autoriser à dire que préexiste dans le texte un sens comme le suggère l’expression : « bonne compréhension ».

De plus, retenir cette hypothèse comme la vérité entraîne des conséquences en cascade. La parole déclenchée de l’élève va être orientée vers l’exploitation exclusive de ce sens, au point même que l’occasion va être utilisée pour développer le maniement du futur de conjecture appelé à tort « futur d’hypothèse » dans le bilan linguistique qui est fait de la séance :

‘« Langue employée par le professeur : le futur d’hypothèse (très fréquent en espagnol)… » 93

C’est que le « futur de conjecture » espagnol est à la disposition du locuteur pour porter une appréciation sur un fait bien présent. Faute d’informations précises, il émet une hypothèse (d’où l’appellation abusive de « futur d’hypothèse ») mais cette hypothèse relève de la présomption, voire de la quasi certitude, elle renvoie au domaine du probable : M. Benaben l’exprime ainsi :

‘«…le sujet parlant attend confirmation de ce qu’il vient d’avancer. Son hypothèse de départ sera prochainement validée ou invalidée. Il pense d’ailleurs qu’elle se vérifiera, le futur catégorique étant lié à l’idée de probabilité ». 94

Les élèves seront donc, sous la conduite de leur professeur, amenés à dire, sous une forme et sous une autre, un sens que le texte autorise à percevoir mais qui n’est certainement pas le seul. Les documents d’accompagnement précisent, à titre indicatif, à quelle production d’élèves, un travail bien mené pourrait aboutir :

« ‘SU’ casa significa que …[‘LEUR’ maison, cela signifie que...] indica que viven [cela indique qu’ils vivent] vivirán juntos [ils vivent certainement ensemble], serán hermanos [ils doivent être frères], y la mujer será su madre [et la femme est certainement leur mère].’

La réduction de l’indétermination d’essence littéraire par une interprétation univoque servie par le futur de conjecture, ou de probabilité, transforme le texte littéraire en une banale description factuelle : il y a déni de littérature. Le rôle qui est attribué au texte d’auteur littéraire ne correspond pas à sa fonction sociale naturelle, hors de la classe, qui est d’abord d’être lu pour ce qu’il est :

‘« Dans la lecture littéraire, le texte littéraire fait en partie “don de soi au lecteur”, mais parce que le jeu qu’il initie est un jeu interactif, il appelle symétriquement un don de soi du lecteur, sous la forme d’un investissement (le mot est à prendre dans tous ses sens), qui n’est pas seulement affectif, mais aussi intellectif et symbolique. Au-delà du simple échange, la lecture littéraire exige du lecteur une véritable “occupation” des lieux, un “acte d’appropriation”… Bien entendu, dans le jeu tous les coups ou tous les échafaudages ne sont pas permis…il existe des appropriations légitimes …et des appropriations abusives. » 95

Peut-on déduire de cet exemple que la classe d’espagnol n’est donc pas le lieu d’une lecture littéraire du texte littéraire ? Ce serait certainement faire une généralisation hâtive. Observons cependant les modifications non indiquées qui ont été apportées au texte original de Dolores Medio pour en faire ce que nous avons appelé le TEXTE 2

Notes
91.

Benaben, M. Manuel de linguistique espagnole.

92.

Op. cit.p. 26.

93.

Ibid. p. 27.

94.

Benaben, M. Manuel de linguistique espagnol, p. 214.

95.

Tauveron, C. Lire la littérature à l’école, p. 18-19.