3.2.3. a. Une page de littérature au baccalauréat.

Puisque professeurs et élèves cherchent en elles des indications pour la classe et en premier lieu sur le traitement du texte littéraire, intéressons-nous au sujet donné aux candidats au baccalauréat qui composaient en espagnol LV1 en juin 2002 dans les section S et ES. Ce texte, extrait d’un roman contemporain de Rosa Regás, Luna lunera 100 , est le récit par la narratrice des vexations que, parce qu’ils étaient des enfants de républicains, leur infligea à elle et à ses trois frères et sœurs, leur grand père, le jour des rois. La scène se passe au lendemain de la guerre civile. La totale solidarité des quatre petits dans l’adversité, leur intrépidité en font un récit plaisant. La première partie de l’examen est une épreuve de compréhension écrite, la deuxième est annoncée comme « épreuve d’expression personnelle ». Nous ne cherchons pas ici à mesurer les effets produits sur l’élève, ni les incidences sur l’évaluation de la compréhension du mode opératoire retenu (questions en espagnol, réponses rédigées en espagnol), ni toutes les questions relevant de la dimension psychologique des « questions d’expression écrite » ; nous souhaitons, pour l’heure, définir le rôle de ce texte littéraire dans l’épreuve de baccalauréat. Question essentielle puisque, comme nous l’indiquions précédemment, elle va informer le travail de la classe.

Dans l’épreuve de compréhension, on trouve la question suivante : 

‘« “Pero tenéis el afecto y la protección del abuelo que no tiene ninguna obligación de cuidaros y educaros, y esto es mucho más de lo que merecéis, así que con este regalo ya podéis estar satisfechos.” ¿Cómo evidencia esta frase el sentido del texto?»’ ‘[“Mais il vous reste l’affection et la protection de votre grand-père qui n’est en rien obligé de s’occuper de vous et de vous éduquer, vous n’en méritez pas tant, alors vous pouvez vous estimer heureux avec ce cadeau-là.”’

Comment cette phrase met-elle en évidence le sens du texte ?]

Certes cette phrase permet de préciser les rapports qu’entretiennent le grand-père et ses petits enfants ; certes le mot « regalo » [cadeau] est une allusion claire à la fête des rois et au fait que l’aïeul a refusé de sacrifier à la tradition des cadeaux ; certes « es mucho más de lo que merecéis » [vous n’en méritez pas tant ] permet d’évoquer ce qui aux yeux du grand-père est leur tache originelle : «…en la situación en que estáis no debéis ni podéis aspirar a lo que aspiran los demás porque no tenéis padres… » […dans la situation où vous êtes vous ne devez ni ne pouvez aspirer à ce à quoi aspirent les autres parce que vous n’avez pas de parents…] mais peut-elle réellement « mettre en évidence le sens du texte » ? et puis la formulation laisse entendre qu’il y a « un » sens du texte et que c’est évidemment celui que les concepteurs du sujet demandent de mettre à jour. Or sans nier que ce sens apparaît bien dans le texte, à trop creuser ce sillon, on risque fort de déboucher sur une victimisation des quatre enfants, ce qui s’approcherait dangereusement du contresens, la narratrice ne dit-elle pas en conclusion :

‘« Apesar de los bofetones que nos cayeron aquel mediodía y de habernos quedado sin roscón de Reyes, estábamos satisfechos, sin saber muy bien por qué. Tal vez porque por primera vez teníamos la sensación de que habíamos respondido como si fuéramos mayores, sin discutir, sin rebelarnos, pero a nuestro modo digno e insultante.”’ ‘[Malgré les gifles qui nous tombèrent dessus ce midi-là, bien que nous ayons été privés de galette des rois, nous étions satisfaits, sans trop savoir pourquoi. Peut-être parce que, pour la première fois nous avions l’impression que nous avions répondu comme si nous étions des grands, sans rouspéter, sans nous découvrir, mais à notre façon, digne et insultante.] ’

Cette partie ne permet-elle pas d’affirmer que ce texte est aussi, et certains penseront surtout (tout à fait légitimement), le récit d’une belle revanche sur l’adversité, d’un premier pas des personnages vers l’âge adulte, le dépassement d’une condition de soumission qui leur était imposée ?

Le texte littéraire échappe décidément au sens unique mais pour les besoins de l’exercice on en réduit la polysémie et, ce faisant, on met en cause sa propre essence. Le texte littéraire est dévoyé ou au moins peut-on dire que les modalités de sa didactisation, ou peut-être devrait-on dire de sa scolarisation en espagnol entraînent une perte de sens. Peut-être l’exercice n’est-il pas adapté au texte littéraire ou l’inverse, peut-être la compétence de compréhension de l’écrit exige-t-elle des textes moins polysémiques mais à vouloir mesurer la compréhension écrite de l’élève de la sorte, on le laisse à l’extérieur du texte, on lui propose d’utiliser la phrase isolée comme grille de lecture de l’ensemble, lui interdisant de se construire son sens. Il se trouve contraint de corroborer le sens que suggère le questionnaire.

Perspective d’extériorité que confirment les questions d’expression personnelle :

‘«1 ¿Qué opinas de la actitud de los niños a lo largo del texto?’ ‘2° Valiéndote de ejemplos precisos, comenta la importancia de las diferentes fiestas en la sociedad moderna. Da tu opinión al respecto.” ’ ‘[1° Que penses-tu de l’attitude des enfants tout au long du texte ?’ ‘2° En utilisant des exemples précis, commente l’importance des différentes fêtes dans la société moderne. Donne ton opinion à ce sujet.]’

La lecture littéraire ne conduit pas, comme nous l’avons vu, à juger les personnages comme s’il s’agissait d’extraire de la fiction des éléments ressemblant au réel pour nous livrer à un exercice relevant davantage des propos de comptoir qui débouchent sur des jugements généraux hâtifs et généralisateurs ; la lecture littéraire nous conduit à adopter un instant une perspective différente, à éprouver la cohérence du parcours d’un autre. Le texte choisi offre, de ce point de vue un morceau d’itinéraire de personnages d’une grande force évocatrice que la question ne permet pas d’éprouver. En demandant à l’élève de dire ce qu’il pense de l’attitude des personnages, les concepteurs du sujet extraient les quatre enfants de leur environnement littéraire pour en faire des êtres réels fugaces qui viennent davantage conforter le lecteur élève dans ses certitudes qu’ils ne l’aident à s’affranchir de ses propres limites. Il se noue entre le questionneur et le candidat comme un dialogue par dessus le texte.

La deuxième question ne porte pas sur le texte, même si le thème que l’élève est invité à développer - les fêtes traditionnelles – est un lointain écho de l’épiphanie que raconte le texte. Lointain parce que la fête dont il est question ici opère comme un révélateur des comportements des personnages, elle est davantage un outil narratif que l’objet d’une réflexion sociologique. Personnages et lecteurs espagnols ont ce référent commun (la fête des rois est traditionnellement l’occasion d’offrir des cadeaux et puisque la scène se passe dans l’après guerre, Noël n’a pas encore supplanté les Rois Mages dans l’imaginaire des enfants) qui sert efficacement l’économie narrative. On remarquera cependant qu’en voulant libérer la parole de l’élève sans s’éloigner trop du propos du texte on contribue à nouveau à « aplatir » sa spécificité littéraire pour en faire un prétexte et / ou un pré-texte.

Notes
100.

Regás, R. Luna lunera, 1999.