3.2.4.Le texte littéraire, déclencheur de parole : l’impasse.

Une mise en perspective de cette problématique du texte littéraire dans l’enseignement - apprentissage de l’espagnol révèle une évolution sensible dans les vingt dernières années. Dans les manuels des années 80, on fait encore largement appel à la capacité d’analyse formelle des élèves pour les faire accéder au texte littéraire et leur faire produire de la langue. Nous reproduisons ici, en le commentant, le questionnement qui accompagne l’extrait d’une œuvre littéraire dans un manuel publié en 1987 103  :

Nous soulignons et traduisons tous les passages du questionnaire qui correspondent à un relevé et à une analyse des moyens mis en œuvre par l’auteur à l’exclusion de toute interprétation.

« Para empezar »[Pour commencer]’ ‘« 1. Empleando los tiempos del pasado que convengan haga usted un resumen del texto poniendo de manifiesto los diferentes momentos de la historia. » [(faites un résumé) en faisant apparaître les différents moments de l’histoire]’

La première phase est une phase de compréhension globale et l’élève doit repérer (on ne dit pas comment) les différentes étapes de la progression narrative.

‘«2. ‘¡No tire señorito, es la milana!’; ‘¡No te procupes, Azarías, yo te regalaré otra!’. ¿En qué estas dos frases son reveladoras del sentido del texto?» 104 ’ ‘«3. ¿Qué particularidades formales y estilísticas ha apuntado usted al leer este fragmento?”» ’ ‘[Quelles particularités formelles et stylistiques (avez-vous repérées dans l’extrait?]’

Le texte ne comporte pas de ponctuation. L’auteur lui a substitué d’autres outils formels (paragraphes, alinéas etc.) que le lecteur doit s’approprier pour comprendre le texte. Les auteurs du manuel entendent appuyer la démarche d’analyse de l’élève sur ce constat de départ, ce que confirme le livre du professeur 105 dans la rubrique consacrée aux orientations à retenir pour l’analyse.

« Analicemos.» [Analysons]’

Nous avons repris toutes les questions de cette rubrique et nous nous contenterons de signaler et de traduire toutes celles qui conduisent l’élève à donner du sens au texte à partir de ses caractéristiques formelles et donc à lui faire prendre conscience de l’art d’écrire à l’œuvre dans cette page.

‘«1 Líneas 1-19 : analice usted las actitudes y los sentimientos de cada protagonista. »’ ‘«2 Líneas 21-27 : ¿Cómo se explica el asombro del señorito? Analice las reacciones de cada hombre y, fijándose en la escritura, diga cómo las valoriza el autor. »[(Analysez les réactions de chaque homme et) en observant l’écriture, dites quelle valeur leur accorde l’auteur]’ ‘«3 Líneas 28-33: ¿Qué siente Iván en este momento? ¿Cómo lo traduce el relato?Comente la imploración de Azarías. » [(Que ressent Yvan?,) comment le récit le traduit-il?]’ ‘«4 Líneas 34-42 : analice usted lo detallado de la descripción y el ritmo del párrafo mostrando cómo contribuyen a lo trágico del momento. »[Analysez le caractère très détaillé de la description et le rythme du paragraphe en montrant comment ils contribuent à renforcer l’aspect tragique du moment.]’ ‘«5 Líneas 43-53 : comente las oposiciones, los contrastes y el ambiente creado en este final». [Commentez les oppositions, les contrastes (et l’ambiance créée dans cette dernière partie)]’ ‘«6 Haga usted un retrato sicológico y moral de cada hombre. »’ ‘«7 Al final de la novela Azarías mata al señorito. ¿Qué luz aporta tal desenlace a esta página?»’

Il s’agit donc plus ici d’une lecture savante du texte littéraire que d’une lecture littéraire : on a en quelque sorte dans un premier temps évacué la question du sens explicite pour s’attacher ensuite à débusquer l’implicite que l’art de l’écrivain fait surgir à chaque pas. Les élèves se construisent alors un savoir savant sur un art particulier. La prégnance du schéma de l’apprentissage par les humanités est encore ici palpable. Cette approche est rendue possible par la formation du public concerné. En effet, au début des années 80, les élèves d’espagnol de classe terminale – il s’agit d’un manuel de terminale – sont essentiellement des élèves de section littéraire qui ont acquis un savoir et un savoir-faire en ces matières et pour une part, ils font en classe d’espagnol, donc en langue espagnole, ce qu’ils ont appris à faire ailleurs, notamment en enseignement de littérature française. Le cours d’espagnol sur la base du texte littéraire leur donne l’occasion d’approfondir leur savoir savant de littérature et de développer en espagnol une langue de l’analyse littéraire équivalente à celle qu’ils pratiquent en classe de français. Le rôle du texte littéraire est de faire apprendre - enseigner la littérature espagnole en espagnol. On comprend aisément que la massification du secondaire et la généralisation de l’enseignement de l’espagnol dans toutes les sections ne pouvaient que changer la donne. L. Riportella fait ce constat :

‘« On a parfois l’impression que les enseignants d’espagnol sont passés de l’analyse linéaire des textes, qu’ils étaient les derniers à faire, puisque cela avait même disparu de l’enseignement du français langue maternelle au profit du commentaire, analyse linéaire qu’ils avaient de plus en plus de mal à faire passer dans leur classe, à plus d’analyse du tout. » 106

Les élèves moins habiles à utiliser les outils de l’analyse littéraire ou dépourvus d’outils d’analyse littéraire ne pouvaient être exclus de la parole en classe puisque la méthode orale et directe restait le dogme. Il nous semble qu’il faut chercher ici l’explication de la dichotomie situation / discours que nous avons signalée. Le texte littéraire reste la référence mais l’analyse ne peut être littéraire ou plutôt l’analyse a tendance à céder le pas au commentaire guidé davantage centré sur les situations et les personnages inventés que sur les moyens mis en œuvre par l’artiste. Les manuels multiplient donc les documents illustratifs dont la mission est de faciliter l’accès au sens du texte, ou plutôt à la situation créée. Dans une étude portant sur 16 manuels de collège publiés en France entre 1988 et 1997 107 , P. Lenoir recense 19 catégories de « supports 108  » et lorsqu’il les classe par ordre décroissant, il trouve, en tête trois types de documents : le texte littéraire, 19,91 %, la photo illustrative, 15,17 % et le croquis d’accompagnement, 10,14 %. A son tour, comme le questionnement que nous avons étudié, l’illustration risque fort de réduire la polysémie du texte

Notes
103.

Boutboul-Zeitoun & al., Caminos del idioma, Classe de Terminale. p. 91. Questionnaire portant sur un extrait du roman Los santos inocentes, Miguel Delibes, 1981.

104.

Où l’on retrouve le sens du texte. [En quoi ces phrases sont révélatrices du sens du texte ?]

105.

Boutboul-Zeitoun & al. Caminos del idioma, Classe de Terminale, livre du professeur.

106.

Riportella, L. Le texte littéraire dans les nouveaux programmes de français, quelles applications possibles en cours d’espagnol ?

107.

Lenoir, P. Aspects de la didactique scolaire de l’espagnol en France aujourd’hui.

108.

Nous respectons ici la terminologie employée par l’auteur.