3.3.2. Les apports linguistiques du texte.

Les concepteurs des documents d’accompagnement distinguent les apports linguistiques fournis par le texte et « les apports linguistiques induits par la situation ». Prenons un exemple dans une proposition de cours de 4° LV1 127  :

Le texte proposé à l’étude est le suivant :

Texte tel qu’il est présenté par les documents d’accompagnement. Traduction proposée par nous-même.
Las brujas.(1)
Quique tenía cinco años y no sabía escribir ; pero, en cambio, dibujaba con una sorprendente maestría. Era tranquilo y cachazudo (2). Hablaba con mucha seriedad (3) – afirmando cosas extraordinarias que él suponía que habían ocurrido realmente – y era muy ordenado. Era capaz de mantener largas conversaciones con las personas mayores, a las que preguntaba sin parar cosas y más cosas. Y cuando no estaba de acuerdo con la explicación que le daban, decía que eso no era verdad y se inventaba él mismo la respuesta que más le ilusionaba (5). Su madre tenía prohibido que le hablaran de brujas, enanos, ogros (6) y demás gentes de esa calaña (7), para no excitar aún más su fantasía.
- Las brujas no existen – le decía Ana María. Ni los ogros, ni los enanitos del bosque.
- ¿Y el Niño Jesús tampoco ?
- El Niño Jesús, sí.
Torcuato Luca de Tena,
La mujer de otro, Planeta, 1961.
las brujas : les sorcières
cachazudo : décontracté, flegmatique
la seriedad : le sérieux
sin parar : sans arrêt
que más le ilusionaba
los enanos, los ogros : les nains, les ogres
de esa calaña : de cet acabit
Les sorcières.
Quique avait cinq ans et ne savait pas écrire ; mais en revanche il dessinait avec une étonnante maestria. Il était calme et flegmatique. Il parlait avec beaucoup de sérieux – affirmant des choses extraordinaires dont il prétendait qu’elles avaient réellement existé – et il était très ordonné. Il était capable de soutenir de longues conversations avec des adultes à qui il posait mille questions sans s’arrêter jamais. Et quand il n’était pas d’accord avec l’explication qu’on lui donnait, il disait que ce n’était pas vrai et il s’inventait pour lui-même la réponse qui l’enthousiasmait le plus. Sa mère avait interdit qu’on lui parlât de sorcières, de nains, d’ogres et autres personnes de cet acabit, pour ne pas exciter davantage encore son esprit fantasque.
- Les sorcières n’existent pas – lui disait Ana Maria. Les ogres non plus, ni les nains de la forêt.
- Le Petit Jésus non plus ?
- Si, le Petit Jésus, si.

Le bilan qui est fait par les documents d’accompagnement des « apports fournis »etdes « apports induits » se présente comme suit :

Apports linguistiques fournis par le texte Apports linguistiques induits par la situation
Lexique : ser tranquilo [être calme], cachazudo [flegmatique], ser capaz de [être capable de], ilusionarle a uno algo [quelque chose qui ravit quelqu’un], inventarse, creerse [inventer], ocurrir realmente [arriver vraiment] excitar la fantasía [stimuler l’imagination].
Pronoms personnels : él mismo.
L’imparfait.
Complétive : Tener prohibido que [interdire que] … + subjonctif imparfait (simple familiarisation, reconnaissance ou emploi selon le niveau).
Lexique : ser imaginativo [être inventif], despabilado [malin], soñar con [rêver de], creer en [croire en], crearse un mundo suyo [se créer un monde à soi (à lui)], prohibir [interdire], las prohibiciones [les interdictions].
Préposition : a los cinco años.
Relateurs: a pesar de, como, por eso, pero, ya que, pues...

On remarquera d’abord l’ambiguïté du terme “apport” qui ici désigne soit un objet que fournit le texte (ou la situation qu’il évoque), par exemple l’objet mot « cachazudo », soit un paradigme dont il ne fournit que quelques avatars : l’imparfait. Dans les deux cas le texte livre une forme finie, en tension dans un contexte, mais dans le deuxième on considère qu’un accès est ouvert à une catégorie, dans le premier ce n’est pas envisagé. Il s’agit là d’un choix délibéré, le morphème « udo » aurait pu tout aussi bien être pris sous cet angle. On pourrait également assimiler à ce cas les tournures idiomatiques « creerse » ou « inventarse » qui ouvrent la voie à un apprentissage de la maîtrise de la voix pronominale car

‘« l’espagnol a la possibilité de faire de presque n’importe quel verbe un verbe moyen ». 128

Les effets de sens possibles sont innombrables dès lors que l’on joue sur le dosage entre la part passive et la part active du sujet dans l’action. Ici la frénésie inventive du personnage le submerge au point qu’il n’en est quasiment plus l’auteur.

Le classement opéré des « apports » fournis ou induits par le texte résulte donc d’un choix, comme résulte d’un choix le fait de ne pas avoir retenu telle ou telle construction. 129

Le texte, comme tout texte, regorge de faits de langues. Les choix opérés et les traitements proposés sont dictés par une représentation du savoir à enseigner qui privilégie certains aspects et en omet d’autres. W. Klein souligne « la place centrale » qu’a, dans l’enseignement des langues, la morphologie verbale alors qu’elle joue « un rôle secondaire » 130 dans l’acquisition non guidée. Notre exemple ne dément pas qui multiplie les occurrences de l’imparfait tant du mode indicatif que du mode subjonctif. Le cas n’est pas isolé, les manuels fournissent maints exemples : un manuel récent de seconde présente vinst-sept leçons dans sa partie « révision » (qui compte 77 pages), vingt-et-une de ces vingt-sept leçons s’organisent autour des temps verbaux, des modes et de leurs emplois 131 .

Mais notre texte n’a pas été exclusivement sélectionné par les concepteurs des documents d’accompagnement pour la possibilité qu’il offre d’un contact avec l’imparfait. Comme nous l’avons vu, ses « apports » directs ou induits sont variés et s’ils sont isolés, ils ne le sont que pour la clarté de l’exposé. Les auteurs s’emploient, dans leurs propositions à les maintenir immergés dans la situation évoquée par le texte. Puisque le récit est à l’imparfait, on pourra développer un emploi « extensif » de l’imparfait sans jamais s’éloigner de la situation. En revanche, telle tournure idiomatique et tel mot de vocabulaire sont attachés à un moment du récit et ne peuvent donc faire l’objet d’un emploi comparable. En d’autres termes, le texte organise lui-même, par la fréquence et la nature des éléments linguistiques qui le constituent, l’activité d’apprentissage de l’élève.

Notes
127.

Op. cit. p. 49.

128.

Benaben, M. Manuel de linguistique espagnole, p. 232.

129.

Les praticiens confirmeront la difficulté de l’apprentissage que les psycholinguistes ont pointée, de ces tournures si voisines entre le français et l’espagnol qu’elles résistent et nous en avons un bon exemple ici dans la phrase : « se inventaba él mismo la respuesta que más le ilusionaba » [Il s’inventait tout seul la réponse qui l’enthousiasmait le plus]

130.

Klein W. L’acquisition de langue étrangère, p. 35.

131.

Capdevila, L. & al. Continentes 2°.