3.4.2. Nouveau dévoiement du texte littéraire ?

Mais vouloir utiliser le texte littéraire pour faire acquérir ces savoirs n’est pas sans poser des problèmes difficiles de traitement du genre littéraire et d’acquisition conjointe de savoirs d’essences différentes (problèmes assez proches de ceux que nous avons soulevés en 3.2), voire des problèmes d’ordre déontologique. C’est que dans le texte littéraire, les situations, fussent-elles historiques, n’ont été choisies par l’auteur que pour exercer son art et la vision qu’on en reçoit ne sera jamais qu’une vision construite à partir de celle de l’auteur dont le propos n’est pas d’instruire du fait historique. Nombre de manuels accompagnent des extraits de romans ou d’œuvres théâtrales d’un matériel pédagogique qui ne peut qu’entretenir la confusion. On lira, par exemple, dans un manuel de première, parmi les questions qui accompagnent une page de roman qui met en scène un personnage emprunté à l’histoire de l’Espagne, en l’occurrence Quevedo :

‘« ¿Qué relaciones eran las del poeta con el poder ? ¿Cómo vivía la censura cotidiana?» 138 ’ ‘[Quel type de rapports le poète avait-il avec le pouvoir ? Comment vivait-il la censure quotidienne ?]’

Ce phénomène n’est pas exceptionnel, on le trouve même relayé par le corps d’inspection. A l’issue d’une visite dans une classe de Terminale où l’on a commenté un texte merveilleusement ciselé par son auteur et qui emprunte au réel le thème des bidonvilles [ici barriadas] de l’Amérique Latine, l’inspecteur écrit :

‘« M……réserve aujourd’hui à ses élèves l’étude particulière du passage dont le sujet, dans son évocation et sa confection littéraire même, reflète parfaitement la définition et le mode de vie d’une “ barriada”  » 139

Nous dirions plus volontiers que le texte reflète littérairement la vision que l’auteur prête à son narrateur d’une réalité inventée ou réinventée. Sans cette précaution, le texte littéraire devient prétexte à enseigner la civilisation avec deux difficultés majeures:

  • le texte littéraire acquiert un degré de complexité supplémentaire car comme l’écrit C. Puren, l’utilisation de ce texte en tant que document de civilisation pose le problème de   « …la mise en rapport du texte littéraire avec la réalité de référence [qui] exige en fait au moins autant de connaissances qu’elle n’en fournit ». 140
  • le texte littéraire utilisé de la sorte risque fort d’installer chez l’élève ou au moins de conforter une représentation à ce point imprécise du texte littéraire que des confusions graves pourraient en découler. Cette inquiétude apparaît sous la plume de R. Mogin, en 1985 :
‘« …Loin de moi l’idée de nier la valeur littéraire de tout ce matériel, mais il est fort ennuyeux qu’on veuille l’utiliser comme un document sociologique, sans même se poser la question de savoir si c’est pertinent. » 141

et nous ajouterons : s’il est déontologiquement acceptable que l’institution scolaire participe de cette confusion des genres.

Les textes des programmes de première et de terminale ne lèvent certainement pas l’équivoque :

‘« Et l’on peut affirmer qu’en l’occurrence les textes les plus attrayants et les plus féconds sont ceux qui présentent des situations concrètes, tant il est vrai que la portée d’un événement de première grandeur est mieux appréciée quand elle est perçue au travers des attitudes humaines qu’il suscite. Les élèves seront exercés d’abord à cerner le message vivant et la spécificité de ces textes, avant d’être amenés à dégager, sobrement, les grandes lignes de tels points du programme lorsque effectivement les textes en seront le reflet. » 142

L’injonction faite ici aux professeurs d’espagnol est bien d’adosser des savoirs civilisationnels à faire acquérir à des situations fictives offertes par les textes littéraires. L’expression « dégager sobrement » donne comme évidente la dissymétrie entre la situation offerte par la fiction et le savoir de référence au profit de la première. Ce savoir de référence serait en quelque sorte apporté comme par surcroît, ce qui contribue à opacifier davantage encore l’équivoque soulignée plus haut. S’ils ne craignent pas de réduire la polysémie des textes pour faciliter l’apprentissage linguistique, les rédacteurs des Instructions sont conscients de la perte de sens que représente le fait de ramener le texte littéraire à sa réalité de référence, cependant ils invitent à la construire à partir du texte littéraire et, ce faisant, ils lui font courir le risque de perdre malgré tout ce qui le caractérise : sa complexité et sa polysémie. Comme l’écrivent M. Abdallah-Pretceille et L. Porcher :

‘« Le texte est alors traité, non pas comme un objet complexe et polysémique, mais uniquement au premier degré, oubliant que la dimension référentielle du texte n’est ni définie a priori, ni unique, mais au contraire, plurielle. » 143

Notes
138.

Alonso, J. & al. Tengo 1°, p. 95.

139.

Rapport d’inspection n° 1.

140.

Puren, C. Cahiers du CRIAR , n°14, p. 189. Cité par P. Lenoir.

141.

Mogin, R. Les Langues Modernes n°1, p. 77-82. Cité par P. Lenoir.

142.

Op. cit. p. 55.

143.

Abdallah-Pretceille, M. & Porcher, L. Education et communication interculturelle, p. 151.