3.5.1. Exemple du document image.

Si l’on observe les termes employés par les textes officiels pour dire l’intérêt des documents images dans l’enseignement de l’espagnol, on remarque qu’apparaît, comme dans le cas du texte littéraire, le mot « déclencheur » :

‘« Quant à l’image fixe inscrite dans l’environnement quotidien des élèves et très prisée par eux, elle contribue à l’entraînement à l’expression dont elle est un bon déclencheur tout en permettant la formation du regard et de l’esprit » 148 [Souligné par nous]’

L’image et le texte littéraire auraient donc en commun de provoquer la parole, la première étant même plus efficace a priori car elle livre son sens d’emblée et les documents d’accompagnement du collège de proposer l’exemple du dessin de Mingote 149  :

Mingote.
Mingote.

Nul doute que l’appréhension globalisante que l’on a de l’image donne accès immédiatement à la compréhension de la situation, ce que la linéarité du texte, et le frein de la langue étrangère ne permettaient pas. Mais on se souviendra que les recommandations étaient de lever tous les obstacles d’importance afin de permettre à l’élève d’avoir le plus rapidement possible accès à la « situation » pour en faire ensuite un commentaire riche de la langue même du texte. Si le choix s’est porté sur ce document dont l’accès est aisé, c’est que l’expression orale reste l’objectif fondamental et que les rédacteurs proposent ce document à la suite d’un texte qui présentait une situation comparable. En d’autres termes, le dessin humoristique de Mingote n’est pas retenu pour l’efficacité de son trait, la truculence de ses personnages, son économie générale, mais pour l’occasion qu’il offre de réemployer la langue du texte littéraire qui l’a précédé. Le document image est donc employé en appoint du texte littéraire. C’est que son emploi seul présente, selon les auteurs, une difficulté majeure : l’absence de langue modélisante. Il convient donc de compenser ce manque et cela revient au professeur :

‘« Le professeur doit avoir conscience que“ l’image n’étant pas un être de langue”, le travail repose sur la qualité et la précision de sa propre expression en espagnol. » 150

L’affirmation selon laquelle « l’image n’est pas un être de langue » ne résisterait pas longtemps à une analyse cognitiviste tant les recherches ont montré que le décodage du signe était intimement lié au répertoire linguistique du sujet. Si tel est le cas, non seulement l’affirmation s’écroule mais la langue première s’impose plus immédiatement encore que quand l’élève est confronté au code écrit en langue étrangère. Mais acceptons la logique des textes officiels d’espagnol. Le document image est donc un substitut imparfait du texte littéraire et c’est au professeur qu’il incombe de corriger l’imperfection. Ce constat ne saurait se limiter aux documents iconiques relevant d’un art qu’on pourrait qualifier de mineur, le traitement de la reproduction du tableau de Murillo,  Niños comiendo pasteles, nous en administre la preuve tout en faisant apparaître une curieuse similitude avec le traitement du texte littéraire.

Il apparaît d’abord que les textes officiels s’emploient à combler le déficit linguistique dont souffre le document image. Pour ce faire, ils recommandent de le prévoir dans

‘«  une progression méditée, qui permette de réemployer des acquis ». 151

Le document image serait donc inadapté à la découverte d’un lexique nouveau, ce serait l’apanage du texte écrit que de doter l’élève de lexique. D’autre part, avant même d’aborder le document, il est conseillé au professeur de mettre à la disposition des élèves quelques outils linguistiques :

‘« De façon à gagner du temps et à faciliter la prise de parole, il [le professeur] peut fournir aux élèves une courte liste de mots indispensables au commentaire. » 152

Pour qu’il soit déclencheur de parole au même titre que le texte littéraire il faudrait donc assortir le document image d’un bagage lexical puis accompagner l’élève dans sa production avec plus de soin encore que dans le cas du texte :

‘« Le professeur veille non seulement à corriger l’expression fautive mais il l’enrichit pour faire employer et retrouver le mot juste. » 153

Une fois comblé le déficit linguistique, le nouveau document image semble présenter pour les auteurs des difficultés du même ordre que celles que présente le texte littéraire. A la différence du dessin de Mingote, le tableau de Murillo recèle des sens qui ne sont pas d’emblée accessibles et comme dans le cas du texte littéraire, le professeur est incité à ouvrir la voie. Il retiendra un axe de commentaire résumé comme suit :

‘« Le tableau joue sur un contraste : la position sociale des enfants et le plaisir de la gourmandise. » 154

Y conduire les élèves revient à établir entre eux et l’œuvre d’art pictural un rapport similaire à celui que nous avons observé entre l’élève et le poème de Machado. Ni l’un ni l’autre n’ont vocation à susciter une action collective, ni l’un ni l’autre n’ont vocation à servir d’outils, à se prolonger dans une autre activité humaine que celle pour laquelle ils sont faits : interagir avec leur « usager ». Le tableau, ou plus exactement, sa reproduction, déclencheur de parole collective ne peut pas être à la fois un lieu de rencontre avec son spectateur élève et le point d’appui d’un exercice de production linguistique immédiat. L’urgence de la parole et l’exigence d’en faire une parole groupale vont définir pour cet objet qui se veut le reflet d’une œuvre d’art authentique un rôle clairement distinct de celui pour lequel elle a été conçue. Et de surcroît, pour remplir la fonction de déclencheur de parole, il souffre, par rapport au texte littéraire de ne pas être organisé de telle sorte que tous les élèves le parcourent selon un ordre préétabli dicté par la linéarité de la lecture de l’écrit. Qu’à cela ne tienne, le professeur est invité à instaurer un ersatz de linéarité, en effet on lui demande de :

‘« …canaliser les remarques en évitant d’abord les digressions : le commentaire d’image se prête certes aux hypothèses, mais elles doivent être justifiées ; les erreurs manifestes doivent être écartées sans perte de temps. » 155

Sans organiser la linéarité qui lui manque, sans en réduire la polysémie, la reproduction de tableau de maître ne peut être déclencheur de parole dans le but de favoriser le réemploi et la découverte de connaissances linguistiques. Car une fois le cours terminé, ce n’est pas l’art de Murillo dont il faudra entretenir la mémoire, ni non plus le contexte socio-économique dans lequel il s’inscrit, ni même les émotions qu’il pourrait avoir suscitées. Le bilan d’acquisition qui conclut cette proposition de cours sur le tableau de Murillo est exclusivement cantonné aux domaines des savoirs linguistiques et des savoir-faire méthodologiques.

‘« Les élèves sont invités à noter dans le cahier les mots et expressions qui ont été employés : visten harapos, el pastel, estar rico, ser goloso, chuparse los dedos, hacérsele a uno la boca agua… » [ils portent des haillons, le gâteau, être savoureux, se lécher les doigts, lui venir l’eau à la bouche].
A l’oral : savoir décrire le tableau, en précisant ce que font les enfants, leurs postures, leurs expressions.
Travail écrit : rédaction préparée en classe d’un commentaire. On propose alors un plan de façon à entraîner les élèves à l’exposition d’idées et de jugements fondés sur l’observation. » 156

Pas plus que la lecture du texte littéraire ne pouvait être une lecture littéraire, la lecture de tableau ne peut être une lecture artistique. Le rôle de déclencheur de parole qui leur est attribué dans le but premier de renforcer ou d’acquérir des connaissances linguistiques a pour conséquence qu’ils ne sont plus, une fois dans la classe d’espagnol telle que la conçoivent les auteurs des documents d’accompagnement des programmes officiels, ce qu’ils étaient lorsqu’on les a prélevés pour en faire des documents d’appui de l’apprentissage de la langue. On pourrait, pour illustrer notre propos opposer à cette approche celle de M-A Medioni présentant des séquences de cours organisées autour des Ménines de Velázquez et de Don Quichotte de Cervantes et qui conclut son exposé en affirmant :

‘« Ce n’est que par le travail sur le sens et les enjeux de l’œuvre en question, sur ce qui dépasse le conjoncturel, le particulier, l’anecdotique et qui touche à l’universel – le problème de la création, les valeurs, etc.–, que nos élèves peuvent rencontrer ces chefs-d’œuvre. Cela ne passe pas par le commentaire mais par une ‘visite’ personnelle de l’œuvre, enrichie par les points de vue des autres, qui intègre la lecture des textes et des œuvres, rendue possible et nécessaire par l’action que l’on a à produire. » 157

Les élèves de collège à qui on proposerait de réaliser le commentaire du tableau de Murillo selon les modalités exposées dans les documents d’accompagnement des Instructions Officielles ne « rencontreraient » certainement pas le chef-d’œuvre mais tel ne semble pas être l’objectif premier des concepteurs de cette séquence d’apprentissage. Pourquoi donc faire jouer à cette œuvre un rôle de simple auxiliaire d’apprentissage linguistique au risque d’interdire aux élèves les moins avertis culturellement d’entrevoir la puissance transformatrice que l’art pourrait exercer sur eux-mêmes ? Peut-être pourrait-on même se demander si l’effet produit n’est pas à ce point dévastateur qu’il les éloignerait davantage encore de l’art ? D’ailleurs si les traces écrites que l’élève conserve des activités d’analyse - commentaire réalisées en cours sont indicatives des contenus et des démarches, on peut dire que les documents d’accompagnement proposent des approches similaires quels que soient les documents iconiques. Cette assimilation par le traitement d’objets sociaux différents ne peut que contribuer à les transformer en objets scolaires à finalité scolaire.

Notes
148.

Ibid., p. 33.

149.

Nous reproduisons ici le dessin de Mingote paru dans Mingote, colección Lo mejor de … Madrid : Ed. Temas de Hoy, 1992, 174 p., p. 124. On observe quelques variantes entre cette version et la version proposée par les documents d’accompagnement des programmes, p. 40.

150.

France, M.E.N. Accompagnement des programmes de 5° et 4°, p. 40.

151.

Ibid.

152.

Ibid.

153.

Ibid., p. 41.

154.

Ibid.

155.

Ibid.

156.

Ibid.

157.

Medioni, M.-A. Les Ménines, Don Quichotte… Pour eux aussi !