3.6. Conclusion.

Tous les textes émanant des Instructions Officielles, de l’inspection d’espagnol, de manuels scolaires que nous avons isolés jusque-là semblent reposer sur le postulat qu’apprendre l’espagnol, c’est apprendre à parler le système linguistique, qu’on apprend à le parler en le parlant mais qu’en même temps on ne parle pas pour ne rien dire et qu’il faut donc que cette parole s’appuie sur des documents qui soient riches de sens parce qu’un document riche de sens est générateur de parole. Au terme de l’examen du rôle attribué à ces documents, cette automaticité nous semble improbable parce que les documents proposés, qu’il s’agisse du texte littéraire ou de ses substituts, ne sont pas intrinsèquement générateurs de parole au sens où l’entendent les rédacteurs des textes d’accompagnement des Instructions Officielles qui prétendent qu’ils déclenchent :

‘« chez les élèves l’envie de dire ce qu’ils savent, pensent, ressentent… » 167

Non que cette conscience soit impossible mais on peut « savoir, penser et ressentir » sans avoir « l’envie » de le faire partager ou seulement de l’exposer. Il est douteux que cette conscience conduise naturellement à une prise de risques de cet acabit eu égard aux enjeux psychologiques et sociaux à la clef. Il nous faudra examiner cette question dans le cadre du rôle qu’entend réserver le cours canonique d’espagnol à l’apprenant. Pour l’heure on retiendra qu’à des objets qui ne sont pas intrinsèquement générateurs de parole, on demande de faire office de déclencheurs et, concomitamment, de produire eux-mêmes l’outil linguistique dont aura besoin la parole de l’élève, ce qui explique qu’au sommet de la hiérarchie établie trône le texte littéraire.

Mais nous avons montré que le texte littéraire et la cohorte de ses substituts ne peuvent faire leur office que dépouillés de ce qui les rend singuliers dans le rapport qu’ils établissent entre les hommes. C’est que la recherche de la réaction ne permet pas l’action car c’est agir que de lire une page de littérature, regarder un tableau, plus, c’est interagir. C’est se mettre en péril dans une rencontre avec l’Autre, peut-être par procuration, mais rencontre tout de même. Mais cette expérience, qui ne saurait être refusée en langue étrangère à l’apprenant n’est pas du domaine de la réaction et encore moins de l’oralisation immédiate de la réaction spontanée.

Si telle est l’option prise, alors le risque est grand que les jeunes mendiants de Murillo ne soient que des représentations de jeunes mendiants, que La vie est un songe ne soit que l’histoire d’un prince que l’on emprisonne, que l’on libère, que l’on emprisonne à nouveau et qui finit par se libérer, que Don Quichotte ne soit qu’un vieux fou. Le risque est grand aussi que le traitement des consignes que l’on donne aux jeunes autostoppeurs madrilènes ne donnent pas lieu à une identification des apprenants avec eux, et ne soient donc plus qu’un amas de mots. Les conséquences nous semblent graves car il devient possible, comme c’est le cas dans un manuel récent, de proposer aux adolescents qui apprennent l’espagnol un document reproduisant les consignes de prévention en cas de séisme affichées dans tous les lieux publics du Mexique, sans leur offrir la possibilité de s’approcher 168 des lecteurs quotidiens. Quelle occasion extraordinaire de prendre conscience de l’Autre et de son destin en se sentant parcouru par un frisson quand on mesure la proximité du danger à travers des consignes qui touchent au plus intime ! La culture en la matière, est-ce posséder des données chiffrées sur l’activité sismique du Mexique ou partager l’effroi journalier des mexicains pour sentir tout aussitôt « la distinction » dont parle P. Bourdieu 169  ? Car si la culture c’est la manière de classer les choses, quelle belle occasion de comprendre que les Mexicains ne peuvent qu’avoir une façon différente de classer ces choses-là. Mais ce n’est pas là le rôle principal des documents d’appui de la classe tel qu’on les présente aux professeurs et aux élèves d’espagnol. Ils ont été socialement aseptisés 170 .

L’histoire des méthodologies de C. Puren nous montre que l’enseignement de l’espagnol a voulu préserver le lien historique avec l’enseignement des humanités, autrement dit : résister sur le sens, échapper au « tout forme » sans négliger l’apprentissage linguistique et civilisationnel. Pour relever ce défi, des générations d’enseignants d’espagnol ont forgé pour le texte littéraire et ses substituts un rôle qui menace dans leur fonction sociale ceux à qui ont le fait jouer. La contradiction ne peut être réduite sans un réexamen de la conception même de l’apprentissage scolaire de l’espagnol si on fait sienne cette règle que rappellent M. Abdallah-Pretceille et L. Porcher :

‘« … la didactique des langues et des cultures a (ou pourrait avoir) pour objectif, non pas la connaissance académique des cultures, mais une meilleure compréhension et une meilleure maîtrise de la communication et donc des rapports sociaux. »’

Et nos deux auteurs d’ajouter :

‘« La culture ne relèverait plus d’une théorie des codes mais de celle des comportements et surtout des comportements non verbaux. » 171

A cette aune, toutes les médiations sont culturelles qui articulent les sujets entre eux. Mais, s’agissant des documents utilisés pour la médiation dans le cours d’espagnol canonique, s’il n’est pas douteux que dans l’un des deux pôles mis en relation par le document se trouve un sujet hispanique identifiable, peut-on affirmer que l’autre pôle est occupé par un sujet apprenant ?

Notes
167.

Ibid. p. 42. Ce texte est de 1997 mais on retrouve une formulation très proche dans le projet de programme de l’enseignement d’espagnol, palier 1, mis en consultation en mars 2005 : «Bien conçue, l’exploitation de ces supports favorise la prise de parole personnelle en donnant aux élèves l’occasion de dire ce qu’ils comprennent, pensent et ressentent en situation de communication… ». Nous reviendrons à la fin de cette partie sur les actualisations en cours.

168.

L’appareil pédagogique les en dissuade qui transforme le document d’abord en outil de systématisation de l’impératif.

169.

Bourdieu P. La distinction.

170.

L’adjectif « aseptisé » est emprunté à Elisabeth Bautier qui, dans son ouvrage Pratiques langagières, pratiques sociales, L’Harmattan, 1995, évoque « l’asepsie sociale du langage » que pratique l’enseignement scolaire.

171.

Op. cit. p. 120.