4.3.3. La mise en scène.

En effet, aucun professeur d’espagnol n’est suffisamment naïf pour croire que le bon choix ayant été fait, le charme du document va opérer sans lui. Il sait qu’il va lui falloir prolonger par une action programmée la décision initiale sans quoi l’expérience risque fort de tourner court. L’action dont il s’agit ici est d’une autre nature, sa visée est plus immédiate. Nous dirons que si le choix du support relève de la stratégie entendue comme une conduite générale des opérations visant à faire évoluer la classe vers un objectif large, la mise en scène relève du stratagème, de la « ruse de guerre » ! Le document d’appui a beau offrir, selon les termes des documents d’accompagnement, « une situation complexe » permettant « de susciter la prise de parole » encore faut-il que l’élève s’en approche, entre en contact avec lui. C’est au professeur d’imaginer avec subtilité les moyens d’y parvenir. On distinguera ceux que l’élève percevra comme tels et ceux, plus artificieux dont il ne sentira l’existence, s’il la sent, qu’une fois leur effet avéré. A l’épreuve des faits cette distinction paraîtra quelque peu simplificatrice – tous ces moyens semblent bien réunir à des degrés variables les deux composantes – mais elle permet d’aborder la question grave du degré de conscience de sa situation d’apprentissage qu’on entend ou non préserver chez l’apprenant.

Nous classerons dans la catégorie des moyens « transparents » à la disposition du professeur tous ceux qui prosaïquement facilitent l’accès de l’élève au document d’appui. Nous citerons par exemple la mise en page ou la qualité graphique mais aussi la rétro projection. Dans Rapport 5, l’inspecteur note :

‘« Recourir au rétroprojecteur pour présenter avec netteté le dessin à une classe que l’on veut concentrer est pertinent. » 192

A l’effet sur « la netteté du dessin » vient s’ajouter un effet sur le groupe classe que le rétroprojecteur contribue à « concentrer ». Déjà apparaît une notion qui s’apparente à la mise en condition. Un degré supérieur est atteint avec ce que les Instructions Officielles d’espagnol nomment depuis des lustres « la lecture expressive ». Les recommandations au professeur au début du cours sur « La primera clase de la maestra » sont très explicites : la lecture conditionne l’activité de l’élève :

‘« La lecture expressive par le professeur : intonation (notamment sur la répétition de « Timoteo » : joie, crainte, expectative, etc.), gestes, mimes (le professeur élucide «da una palmada » en frappant dans ses mains) détermine pour une large part les réactions des élèves. » [Souligné par nous]. ’

Ce n’est donc plus le texte qui déclenche mais le professeur ou plutôt son interprétation du texte, la forme dramatique, au sens premier du terme, qu’il lui donne, et voilà que le metteur en scène devient son propre interprète au point même, quelquefois, de s’approprier le document d’appui quitte à le mutiler, à l’amender, à en déformer quelques aspects pourvu que l’effet déclencheur opère. Exercice de haute voltige dont vient à bout avec maestria le professeur de Lycée 2. Nous produisons ici dans la colonne de gauche le texte tel qu’il apparaît dans le manuel scolaire et dans la colonne de droite nous tentons de transcrire l’oralisation qu’en fait le professeur :

NB : Apparaissent en gras les ajouts du professeur et les parenthèses (0) signalent une omission.
En la cantina que tiene el terrateniente allí venden alcohol, toda clase de guaro pero al mismo tiempo, venden cosas para que los niños se antojen.
Por ejemplo, los tostaditos, dulces.


Todas estas cosas están en la tienda, refrescos. Entonces los niños, con el tanto calor y tanto sudar y hambre y todo, exigen que se les compre un dulcito.
Entonces a los padres les da tristeza ver a un hijo que no le pueden dar y van y le compran. Pero lo sacan porque los de la cantina no reciben dinero en el momento sino que sólo apuntan lo que se llevó, lo que se tomó. Lo apuntan.
Entonces, después, cuando nos entregan el pago, nos dicen, esto es lo que debes en la tienda, esto es lo que debes en la comida, esto es lo que debes en la farmacia y esto es lo que debes de tal cosa.
Entonces, por ejemplo, un niño, inconscientemente, arrancó un árbol de café, por ejemplo, entonces, esto es lo que debes en el trabajo.
Nos descuentan de todo. De modo que tenemos que entregar el dinero para pagar nuestra deuda.
En la cantina que tiene el terrateniente + allí venden alcohol↑, + toda clase de guaro + pero al mismo tiempo, + venden COsas sí↑ + COsas para que los niños se antojen.+

Por ejemplo, por ejemplo los tostaditos, por ejemplo nolos dulces también, por ejemplo.
Todas estas cosas + están en la tienda. + O también refrescos. Entonces claro los niños, + con el tanto calor (0) tanto sudar + y el hambre y TODO, claro exigen, exigen que se les compre un dulcITO.
Entonces claro a los padres he↑ les da tristeza no↑ ver a un hijo que no le pueden dar y entonces van y le compran. Pero en realidad lo sacan porque los de la cantina no reciben dinero + no reciben dinero en el momento sino que sólo apuntan lo que se llevó, lo que se tomó. Lo apuntan.
Claro .Entonces, después, he↑ cuando nos entregan el pago, nos dicen, he↑ esto es lo que debes en la tienda, esto es lo que debes en la comida, esto es lo que debes en lafarmacia y esto es lo que debes de tal cosa.+
Entonces he↑, por ejemplo, un niño, heun niño inconscientemente, que arrancó un árbol de café, por ejemplo no↑, entonces, claro he↑ esto es lo que debes en el trabajo. Nos descuentan de todo. De modo que tenemos que entregar el dinero para pagar nuestra deuda.

On remarque qu’à la faveur de l’oralisation, le professeur procède à de nombreuses modifications du texte d’origine mais ces modifications ne doivent rien au hasard. Si l’on excepte l’élision de la conjonction de coordination dans l’unité 3, tous les autres changements sont en fait des ajouts essentiellement de deux catégories, ceux qui servent l’axe d’analyse que le professeur a retenu pour le corps du commentaire, ceux qui servent (et les premiers y contribuent pour une part aussi) à réussir l’acte de communication qu’est la lecture.

On rangera dans la première catégorie : « por ejemplo » (par exemple), « también » (également), « claro » (bien sûr) « entonces » (alors) en « realidad » (en fait) et nombre de répétitions. En fait le professeur reprend et multiplie les connecteurs logiques que Rigoberta Menchú utilise pour que son interlocuteur, en l’occurrence Elisabeth Burgos, comprenne dans quelle spirale infernale sont entraînés les ouvriers agricoles guatémaltèques. Elle relie ainsi tous les éléments dans une relation de causes à effets dont le professeur grossit encore le trait en les multipliant et en les servant par une intonation explicite qui dit la logique implacable du comportement esclavagiste des grands propriétaires terriens. Le professeur est en train de préparer son explication dont l’un des paliers importants se trouve dans les unités 70, 71, 72, du cours :

P Por eso. Escuchad : euh ñañañañañaña « pero perjudica más lo que hacía porque el mismo dinero se quedaba con el terrateniente. » Punto. « Por eso el mismo terrateniente ha puesto la cantina ahí, para los trabajadores » O sea que efectivamente es una ↑↑
E Demostración
P DEMOSTRACIÓN y una demostración de qué ? Ahora vamos a ver si habéis comprendido. La demostración de qué ?... Vamos a ver, decidme, euh, protagonistas no, porque no es una historia eh ! pero… euh, ¿ de quién habla Rigoberta Menchú aquí ? Decidme de quién habla ↑

La deuxième catégorie d’ajouts a une fonction différente. Ce sont les « sí »« he », « no » et les intonations montantes (↑). Ils n’apportent sur le texte aucun éclairage nouveau ni n’en renforcent aucun aspect. Ils ont essentiellement une fonction phatique, non plus dans la situation d’interaction où se trouvaient Rigoberta Menchú et Elisabeth Burgos mais dans l’interaction présente qui se joue entre le professeur et son groupe classe. On notera d’ailleurs que ces mots outils qui ponctuent le discours du professeur sont plus fréquents au début. Tout se passe comme si le professeur n’était pas seulement en train d’interpréter le texte mais comme s’il utilisait la médiation du texte pour happer ses élèves, les installer dans la situation créée par le récit. Peu importe si ces béquilles sont plus propres au castillan d’Espagne qu’à celui du Guatemala, il est Rigoberta Menchú le temps de la lecture, ou plutôt Rigoberta Menchú est comme appropriée par le professeur au point même que spontanément il lui corrige sa syntaxe, insérant un relatif là où il y a avait une juxtaposition dangereusement polysémique.

La lecture expressive est ici une nette mise en condition et ce que nous venons d’observer est en parfaite cohérence avec le texte des documents d’accompagnement qui propose même, comme nous l’avons vu, pour précipiter l’élève dans la situation évoquée de frapper dans ses mains lorsqu’il lit que la maîtresse frappe dans ses mains (Primera clase de la maestra). L’élève ne manquera pas en effet, pour peu que les attitudes scolaires soient un peu compassées, d’être frappé.

Si les premiers éléments de mise en scène que nous avons évoqués s’affichaient comme tels et avaient pour effet de faciliter l’accès de l’élève au document, ceux-ci sont beaucoup plus complexes dans la mesure où la médiation du professeur devient à ce point envahissante qu’elle rivalise avec le document lui-même. Dans quels termes l’élève va-t-il se poser la question : pourquoi le professeur frappe dans ses mains ? ou pourquoi la maîtresse de l’histoire frappe dans ses mains ? A tant vouloir faciliter l’accès au sens du document n’est-on pas en train d’interposer le professeur entre le document et l’élève, lui faisant courir le risque de devenir lui-même, ou ce qu’il pense du support ce qui revient au même, l’objet soumis à la sagacité de la classe ?

La situation créée est extrêmement contradictoire : le document d’appui doit « déclencher » la parole, ce qui signifie qu’il doit provoquer immédiatement, spontanément, presque mécaniquement la parole et le professeur semble contraint pour que cette parole se déclenche d’ajouter au document un dispositif de déclenchement qui menace de se substituer au document lui-même.

Et de surcroît, la notion de déclenchement est trompeuse car elle laisse entendre que quand le mouvement est lancé il n’y a plus à s’occuper de le nourrir or il n’en est rien. Le professeur n’a d’autre solution le plus souvent que de construire un dispositif qui fonctionne sur la durée du cours pour maintenir son public en haleine, ou comme le dit l’un des intervenants dans Journées ZEP 99 « pour maintenir l’intérêt et la curiosité » 193

C’est alors dans cette perspective que nombre de professeurs d’espagnol cultivent l’art du stratagème : manœuvres dilatoires, instillations progressives, rebondissements, effets de surprise, pour créer le suspense, l’expectative, l’impatience. Le drame doit s’annoncer, se nouer et se dénouer, l’heure de cours a sa loi des unités. Le script Cours Lycée 1 nous fournit un exemple représentatif.

Le document iconographique présente l’inconvénient de donner l’illusion de tout livrer de lui-même à la fois, quand le texte au contraire, et a fortiori en langue étrangère, garde jalousement ses secrets dans sa linéarité. En conséquence le professeur chevronné saura choisir, pour qu’il remplisse la même fonction, un document suffisamment aguicheur et énigmatique. N’était son titre « niños desaparecidos » (enfants disparus), l’affichette retenue, avec son contraste très fort entre les couleurs vives du ballon et l’immense fond noir, avec son effet de relief, avec le thème bouleversant qu’elle évoque, serait parfaitement adaptée à un commentaire collectif où l’on ferait des hypothèses pour tenter de percer le mystère de son message. Qu’à cela ne tienne, le professeur projettera le document en occultant le titre. Le ressort du cours sera la recherche d’un sens que le document donne d’emblée mais que le professeur a délibérément confisqué. La mise en scène est maintenant complète et, sans être dupes de l’artifice, les élèves jouent le jeu et découvrent, par hypothèses successives le fin mot de l’histoire. La mécanique est parfaitement huilée, en effet si le cours comporte, d’après notre comptage 194 unités, le premier élève à suggérer qu’il peut s’agir d’une affaire de disparition d’enfant le fait en 174, autrement dit dans la phase finale du cours, celle du dénouement que nous reproduisons ici et où l’on voit que la satisfaction d’avoir trouvé le sens et l’envie d’en avoir confirmation sont telles que, l’élève, focalisant sur le contenu, le livre en langue première.

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ha muerto
eh ↑
muerto el
será porque ↑
el niño está muerto
ah está muerto ↑ + o HA muerto ↑
ha muerto ↓
porque el niño ha muerto o ↑+ o↑+ha ↑+
despa
ha ↑ DE.SA.PA.RE.CI.DO++ (il écrit) será porque el niño ha por eso el bal la pelota++ está ↑
debajo
sí en un ↑ en un rincón ↑ en un rincón ↑ ₪dans un coin ↑ ₪ sí.+ porque es como si el niño no ↑++ ₪n'avait pas eu le temps de ₪ no HU.biera
el tiempo de
₪ Ah ben ça ₪ como si no tuviera el tiempo ₪ ça veut dire comme s'il n'avait pas le temps comme s'il n'avait pas eu ↑
no hubiera el tiem
no hubiera ten ↑
tenido
tenido ↓
ah d'accord
tiempo de ↑
tomar
sí de tomarla muy bien sí + entonces qué será ↑ este documento ahora que sabéis sí ↑ niño el niño ha desaparecido qué será entonces este documento ↑ de qué tratará ↑ ++ he ↑ + sí sí
este documento trata de los cómo se dice ₪enlèvements ₪
de
kidnapping
sí + se dice en español de los secuestros
de los secuestros
de los secuestros de quién ↑
de los niños
de los ↑
niños ↓
sí de los niños sí trata de un problema + importante + y grave.++.trata de esto ++ no no se ve bien +un documental de Estela ++ no sé qué sí Grabó Grabo Estela Grabo + un documental ₪un documentaire ₪ Missing Children niños desaparecidos entonces entonces ↑ (le professeur fait claquer ses doigts) os llama la atención ↑ os suena ↑ ₪ça vous dit quelque chose ↑₪os suena ↑ ₪ de qué se tratará ↑ + Sébastien ↑ no ↑ no te suena ↑ no te suena ↑ niños desaparecidos ↑ un documental ↑ qué podría ser ↑
₪heu₪ ++ un docu ₪heu₪++ en los países ₪heu₪ de América de su de América del Sur ₪heu₪ en Méjico ₪j'crois non c'était plus
no importa + a ver a ver qué ↑ qué pasa ↑
{000}
ha ya no + eso no es dime dime dime ↑
₪ Ah mais j'ai oublié aussi je sais qu'on les enlevait mais
SÍ SÍ bueno pues hay muchos niños. ↑+.
Desaparecidos ↓
desaparecidos. sí. y más precisamente ahora aquí ↑ se trata de los niños desaparecidos en ↑…Argentina
Ah ouais en Argentine

La spontanéité des interventions, leur télescopage disent assez combien les élèves qui interviennent sont immergés dans la réalité sociopolitique que le professeur a voulu aborder. Le stratagème a fonctionné, le spectateur est conquis.

Notes
192.

Rapport d’inspection n° 5.

193.

Corpus, journées ZEP 99, p. 19.