4.3.4.Vers des interrogations axiologiques ? Et l’individu élève dans tout cela ?

Notre parallélisme avec l’art dramatique ne serait pas complet si on n’évoquait plus précisément la distribution. Nous avons dit que le metteur en scène, le professeur, s’attribuait le premier rôle et même que l’on était en droit de se demander s’il se mettait au service du document ou si, au contraire il le pliait à ses exigences ou aux exigences de la circonstance. Reste-t-il quelque rôle à attribuer ? Les élèves constituent-ils le parterre ou sont-ils appelés à jouer les seconds rôles ? Le Rapport 1 est sans ambiguïté :

‘« Nul doute que M motive et passionne son auditoire ». 194

Voilà le groupe classe renvoyé clairement à une posture réceptive. C’est que là encore le paradoxe est fort : pour faire accéder l’élève au document, le professeur paye de sa personne tentant de rendre ainsi l’objet préhensible mais ce faisant il risque de concentrer les attentions sur sa performance. Si « l’auditoire » juge la performance médiocre, il ne sera ni « passionné », ni « motivé » mais s’il la juge excellente, elle risque fort de lui envoyer du support une image si complexe qu’elle le désespèrera de parvenir à en percer tous les sens et qu’il s’en remettra donc d’autant plus à celui qui vient de lui administrer une telle démonstration. Dans l’un et l’autre cas, c’est bien à un état de dépendance opaque de l’élève qu’aboutit cette didactisation du support par la mise en scène. Dépendance opaque parce qu’en effet ni le pôle (professeur ou document ?) ni le mode de cette dépendance ne semblent clairement établis.

Nous évoquerons ici brièvement un autre aspect de cette dépendance. Nous avons montré dans les premiers chapitres de ce travail que le document, qu’il soit texte littéraire ou dessin humoristique, devait pour remplir son rôle dans le cours d’espagnol être « aseptisé socialement », qu’il devait être dépouillé de sa fonction sociale hors l’École. L’affichette annonçant le documentaire sur les enlèvements d’enfants n’échappe pas à la règle : on ne l’utilise pas, on ne l’explique même pas, comme un outil d’information et de propagande mais encore le voudrait-on que cela serait impossible en maintenant la stratégie qui consiste à l’amputer pour le livrer aux élèves. Ces derniers se trouvent alors dans l’impossibilité absolue d’avancer des hypothèses de sens qui ne les mettent pas en péril. En effet quelle construction est possible, de quelle liberté de pensée dispose-t’il si sa perception de l’objet ne fait pas écho, si elle ne permet pas des connexions avec son expérience du monde ? Type de perception impossible puisque l’objet a été dépouillé de ce qui le relie au monde. Il ne reste plus à l’élève qu’à s’en remettre à la pensée de celui qui a opéré la désocialisation qui est ici un mode de didactisation. Cette totale insécurité dans laquelle est plongé l’apprenant va faire naître chez lui un désir de sécurisation qui ne pourra être satisfait que par le professeur qui, décidément, cumule bien des responsabilités : démiurge, metteur en scène, premier (et unique) rôle pour ne parler que de celles qui sont intrinsèquement liées à sa fonction d’enseignant d’espagnol.

Quant au recours aux stratagèmes pour susciter et entretenir la parole, nous faisons l’hypothèse qu’ils sont un lointain avatar du concept d’énigme apparu dans le sillage des recherches sur le développement et l’apprentissage. Nombreux sont les pédagogues chercheurs qui, à la suite de Vygotski ont tenté de traduire sur le terrain de l’apprentissage scolaire la théorie de la « zone proximale de développement » selon laquelle « l’enfant ne peut imiter que ce qui est dans la zone de ses propres possibilités intellectuelles » 195 . La réflexion sur les dispositifs susceptibles d’aider l’apprenant à passer à un stade supérieur de connaissance a conduit à examiner notamment la question de la nécessaire volonté délibérée du sujet et donc des conditions qu’il revient au pédagogue de réunir pour que naisse et s’exerce cette volonté. C’est sur cette base que se forme le concept d’énigme défini comme suit par P. Meirieu :

‘« savoir entrevu qui suscite le désir de son dévoilement. L’énigme naît ainsi de ce que l’apprenant sait déjà et dont le formateur sait montrer le caractère partiel, ambigu, voire mystérieux. Le désir de savoir peut ainsi émerger face à une situation-problème si celle-ci est construite à partir d’une évaluation diagnostique des compétences et capacités d’un sujet. Le déjà-là problématisé offre la possibilité de son dépassement. » 196

Les situations que nous avons observées n’ont évidemment aucun rapport avec l’énigme ainsi entendue, elles renvoient davantage à la chose à deviner qu’au problème à résoudre, elles ne concernent pas l’acquisition de connaissance, tout au plus sont-elles du domaine du dispositif qui pourrait y conduire. Le propos de P. Meirieu n’est pas de proposer à l’apprenant un terrain d’aventures énigmatiques, fussent-elles plaisantes, mais de « faire du savoir une énigme » 197 .

Enfin, au terme de cette analyse du cours canonique d’espagnol sous l’angle de l’art dramatique, il convient de préciser que si une thématique habilement présentée peut certainement motiver et passionner, d’une part cela ne garantit pas l’apprentissage et d’autre part aucune loi du comportement psycho-socio-linguistique ne conduit l’individu motivé et passionné à le manifester verbalement. Or rappelons que l’objectif essentiel de tout cet aspect du cours d’espagnol est de « déclencher la parole ». Le professeur d’espagnol n’en a pas fini. Quelles aides doit apporter le maître pour provoquer la parole et ce faisant, quelles activités développer pour viser quels savoirs et quels savoir-faire ? Avant d’aborder ces questions à travers l’observation de notre corpus, nous allons préciser à quel cadre nous entendons nous référer pour le faire.

Notes
194.

Rapport d’inspection n° 1.

195.

Vygotski, L. Pensée et langage, p. 270.

196.

Meirieu, P. Apprendre…oui, mais comment, p. 184.

197.

Ibid. p. 92.