4.4.5. Produire de la langue ?

Dans l’hypothèse où le document a été judicieusement choisi, intelligemment proposé, le moment est arrivé de faire produire l’élève. L’idéal serait que le professeur n’ait pas à intervenir, que la prise de parole soit « spontanée » comme le suggèrent les documents d’accompagnement :

‘« Il est essentiel d’entraîner les élèves à prendre la parole sans attendre les questions du professeur. C’est pourquoi ils doivent savoir ce que le professeur attend d’eux, notamment lors de la première phase de l’étude d’un document : dire ce que l’on comprend, ce que l’on voit, pense, ressent » 208

La spontanéité est ici toute relative, c’est la raison pour laquelle nous l’avons évoquée entre guillemets. En effet, l’élève ne peut intervenir immédiatement que s’il a intériorisé le schéma de commentaire attendu, avec ses phases, ses angles d’attaque, etc. et d’autre part que si la démarche de commentaire le mobilise, ce qui semble aller de soi. Nous verrons d’ailleurs que la mobilisation peut être à géométrie variable et qu’elle n’est pas toujours suffisante pour assurer l’apprentissage. Quoiqu’il en soit, si la production des élèves ne s’amorce pas, le professeur veille :

‘« …tenéis la palabra ahora↑++ primera impresión↑++qué os parece↑++Jérôme, qué te parece↑primera impresión↑impresión eh↑ nada de análisis, impresión↑» 209
[maintenant vous avez la parole, première impression, qu’est-ce que vous en pensez, Jérôme, qu’est-ce t’en penses, première impression, impression hein, pas d’analyse, impression.]’

A vrai dire, comme le prouve l’extrait, ce n’est pas de veille dont il s’agit mais d’une activité de communication d’une grande intensité. Le professeur entraîne, pousse, incite. L’acte de langage qu’il réalise ici a pour finalité de provoquer de la part de ses élèves une production verbale. Il va devoir, pour ce faire, user de l’éventail communicatif dont il dispose en fonction de la situation de communication, du feed back, du retour qu’il reçoit. Il est d’ailleurs piquant de remarquer que cette logique pédagogique peut conduire à une symétrie absurde où l’investissement communicatif du maître peut être inversement proportionnel à l’atonie communicative du groupe classe. L’un des rapports laudatifs dont nous disposons souligne :

‘« M….. vit la leçon de part en part » 210

Le professeur est donc invité à user de tous les moyens communicationnels pour inciter l’élève à parler. Nous n’évoquerons pas la dimension kinesthésique de cette communication parce que nos transcriptions sont incapables d’en rendre compte d’une façon satisfaisante même si elles suggèrent assez clairement l’intense présence physique du professeur. Mais il est un aspect proche de celui que l’on vient d’évoquer, qui est davantage du domaine de la pragmatique que du linguistique stricto sensu et qui dit assez comment fonctionne l’incitation à parler et les conditions de son succès. Il s’agit du schéma intonatif. Dans le cours Lycée 2, le professeur intervient 177 fois, 120 à 130 de ses interventions suivent un schéma intonatif montant et de ces 130 interventions moins d’un quart sont des questions formelles. Autrement dit, une centaine de fois pendant l’heure de cours, les élèves ont été invités implicitement à attraper le fil de la parole laissé comme suspendu au-dessus de leurs têtes par le maître. Ce à quoi il convient d’ajouter, et la citation ci-dessus en est un bon exemple, que dans le cours même de l’intervention du professeur peuvent se succéder de nombreux segments de discours à l’intonation montante. Du seul point de vue de la structure de l’échange langagier il apparaît qu’il revient au professeur de ménager l’espace de l’élève ; ce dernier n’a pas à concevoir et organiser le terrain de son intervention, il lui est donné par le professeur et le cadre institutionnel. Pour répondre à la sollicitation il lui faut admettre en effet que c’en est une parce qu’après tout, cette extraordinaire abondance de schémas intonatifs montants est intrinsèquement liée à la situation scolaire. Ici la forme linguistique ne prend son sens (notamment de question) que parce que le professeur et ses élèves partagent les mêmes normes scolaires de comportement langagier, le professeur monte, les élèves descendent ! On n’observe de schéma montant lorsque les élèves interviennent que lorsqu’ils demandent du vocabulaire qui leur manque.

Cette dimension pragmatique de l’échange scolaire a son versant linguistique. Lorsque le professeur s’interrompt, le segment laissé en suspens est le plus souvent terminé par un connecteur. La progression du cours « Primera clase » tel qu’il est suggéré par les documents d’accompagnement est essentiellement assurée de cette façon : le professeur relance la production des élèves en suspendant un connecteur :

‘« La maestra no dice nada porque↑↑… »[la maîtresse ne dit rien parce que ...]’

Ce procédé couramment préconisé parmi les professeurs d’espagnol et repris dans les documents d’accompagnement 211 , est désigné sous le terme d’«amorce ». Qu’on l’entende au sens d’appât ou au sens de partie initiale de quelque chose, il signifie toujours au moins qu’il ne revient pas à l’élève d’entamer le processus mais de le poursuivre. Il n’est pas exclu qu’il laisse entendre également que certaines interventions du professeur puissent l’appâter au point de déclencher chez lui une irrépressible envie de parler.

On assimilera donc également à cette démarche d’incitation les stratagèmes provocateurs comme par exemple la ruse qui consiste à feindre l’ignorance ou l’incompréhension.

Dans le cours Lycée 1, un élève dit d’une façon hésitante :

‘« parece que es la pelota de+de un niño»[on dirait que c’est le ballon d’un enfant]’

Cela ne fait en effet aucun doute, les couleurs chatoyantes et leur distribution sur le ballon en font à coup sûr la représentation d’un ballon d’enfant. Le professeur feint de l’ignorer et à sa question ingénue :

‘« ah ah por qué↑»  [Ah bon, et pourquoi ?]’

l’élève répond avec la même ingénuité et spontanément :

‘« porque tiene++muchas colores » 212 [parce qu’il a beaucoup de couleurs]’

L’échange n’est certes pas transcendant mais il a eu lieu, conduisant l’élève à faire une erreur de langue dont le professeur va faire son miel. Mais n’anticipons pas.

On classera également parmi les procédés incitatifs les jugements de valeur positifs qui, prononcés par le professeur, sont autant de signes de reconnaissance qui peuvent avoir de grands effets dans le domaine socio-affectif. Dans le même cours on observe que le professeur n’est pas avare de félicitations lorsque les élèves font des hypothèses de sens même assez peu vraisemblables : lorsqu’on s’interroge sur le point de savoir pourquoi l’enfant a abandonné son ballon, il y a un élève pour proposer comme explication son départ pour le travail ou pour la guerre. Le professeur sanctionne la proposition d’un « buena idea » 213 [bonne idée]. Certes l’idée n’est pas en soi absurde, mais encourager cette piste, c’est dérouter l’élève. Le professeur assume ce risque parce qu’en contrepartie, l’élève a été valorisé pour sa prise de parole et donc encouragé à récidiver.

On voit dès lors que le questionnement traditionnel n’est que la forme rustique de tous les stratagèmes que nous avons pointés. S’ils ne le bannissent pas totalement, les documents d’accompagnement invitent les professeurs à lui trouver des substituts parce que :

‘«un  questionnement systématique lors des activités orales démobilise les élèves et conforte la passivité ; les élèves sont réduits au rôle de répondeurs sans jamais pouvoir s’exprimer librement. Le recours exclusif au questionnement n’est pas adapté à la vie de la classe. » 214

Pour nous en tenir, à ce stade de notre réflexion, au seul rapport qui s’établit entre le maître du jeu, désireux de faire parler et les élèves, nous dirons que nous venons de montrer que les substituts du questionnement traditionnel ne changent rien. Le professeur use en fait de formes madrées du questionnement qui présentent sur le plan formel l’avantage de ne pas provoquer de rupture dans le discours, de lier les interventions entre elles, au moins du point de vue du professeur. Observons ce passage de Lycée 2 :

En Allí venden ₪heu₪ venden cosas ₪heu₪  
P Sí para↑  
E Para niños.  
P Cosas para niños, pero mira lo que dice dice « cosas para que los niños↑  
E Se antojen  
P PARA QUE LOS NIÑOS SE ANTOJEN te acuerdas de lo que significa antojarse no ↑  
E ₪Oui₪  
P Entonces qué te parece ↑  
E Me parece que el terrateniente quiere que ₪heu₪ ₪heu₪ los niños se antojen de las cosas que tiene en su tienda.  
P Muy bien pero para qué ↑ Para que después↑ papá, ñañaña, papá  
E Para que después piden  

En 282, le professeur, au lieu de se situer à l’extérieur du propos de l’élève, pour lui demander par exemple : ¿para qué venden cosas ? [dans quel but vendent-ils des choses ?] car il souhaite de toute évidence l’amener à dire : para que los niños se antojen [pour que les enfants cèdent à leurs caprices], procédure qui aurait contraint l’élève à une analyse, il lui propose simplement la préposition « para » (282) dont il s’empare immédiatement mais pas pour dire ce que le professeur attend sinon simplement le destinataire de ces choses : « niños » [pour enfants](283), ce qui est juste mais le professeur veut conduire l’élève à la proposition finale. Sans poser la moindre question il parvient à ses fins en relisant un passage du texte et en s’interrompant (284) laissant en suspens le sujet du verbe que l’élève énonce. Le même scénario recommence en 288. Les substituts du questionnement semblent plus efficaces pour inciter à produire mais ne modifient pas sensiblement le rapport questionneur – répondeur que fustigeaient les documents d’accompagnement.

Rien ne saurait donc être négligé pour provoquer une réaction verbale de l’élève. Car c’est bien de réaction dont il s’agit : au professeur de trouver, en chemin, les stratagèmes adaptés à la situation pour pousser l’élève à faire, quitte à assumer lui, le professeur, le projet de faire –et en assumant le projet de faire, il prend à sa charge l’essentiel des tâches que W. Klein a isolées et dont nous avons parlé en 4.4.3., mais nous y reviendrons –. On mesure alors combien l’élève d’espagnol dans le cours canonique s’éloigne du « sujet » dont parlait P. Meirieu et dont il disait qu’il devait avoir pris en charge le projet d’apprendre pour que la situation fût « une situation didactique ».

Notes
208.

Op. cit. p. 20.

209.

Cours Lycée 1, unité 1.

210.

Rapport d’inspection n° 1.

211.

France, M.E.N. Accompagnement des programmes de 5° et 4°, p. 20.

212.

Cours Lycée 1. Unités 24, 25, 26.

213.

Idem, unité 149.

214.

Op. cit. 5° et 4°, p. 20.