5. Apprendre dans le cadre du cours canonique d’espagnol

5.1 Produire ou reproduire ?

Les préconisations et les exemples de leurs mises en œuvre que nous accumulons au fur et à mesure que nous progressons dans l’analyse du cours canonique d’espagnol, ont certes une visée pratique mais ils n’en font pas moins apparaître de plus en plus clairement une conception de l’apprentissage de langue étrangère en contradiction avec les conclusions (certes toujours provisoires) auxquelles arrive la recherche fondée sur les orientations fructueuses du cognitivisme. Nous avons très sommairement rappelé en 4.4.2. la théorie piagétienne de l’apprentissage conçu comme une modification durable des représentations grâce à une interaction permanente entre l’individu et le monde qui lui permet de construire les connaissances au prix d’un processus mental de dépassement (déséquilibre, accommodation, modification, nouvel équilibre). Si, dans ce cadre, on tente de caractériser une situation d’enseignement-apprentissage efficace, on distinguera l’étape de contextualisation (la connaissance à enseigner-apprendre est présentée dans un contexte didactique déterminé), l’étape de décontextualisation (la connaissance est affranchie de sa dépendance didactique par un processus d’abstraction), l’étape de recontextualisation (l’apprentissage est intégré dans des situations nouvelles à autres finalités). A son tour, Louis Porquier 215 propose un cheminement d’apprentissage de langue étrangère adossé à ce schéma général :

  1. Étape de « découverte-exploration » : sensibilisation à de nouvelles significations, à des valeurs communicatives inconnues de l’apprenant, à des informations culturelles inédites pour lui.
  2. Étape de « structuration » : structuration du nouveau contenu langagier, conceptualisation d’emploi divers de formes linguistiques, repérage de l’organisation textuelle.
  3. Étape d’« entraînement » : entraînement au repérage et au maniement des formes et des sens, mémorisation, automatisation.
  4. Étape d’« évaluation » : pour aider l’apprenant à faire le point sur son apprentissage.

Cette dernière étape de l’évaluation peut être entendue comme celle qui permet de juger de la capacité à appliquer une solution connue à une situation que l’on n’a jamais rencontrée, en un mot : le transfert. S’il est beaucoup plus ciblé (il ne s’agit que de l’apprentissage de la grammaire), le tableau que propose C. Puren 216 , des phases successives de l’apprentissage, a l’avantage de permettre de situer l’enseignement apprentissage de l’espagnol dans ce panorama.

Pas plus qu’il ne faut assimiler terme à terme les notions de « repérage, reconnaissance » avec « découverte, exploration », il faut assimiler « réemploi » et « évaluation » et encore moins « transfert » mais il n’est pas inconvenant de faire un parallèle du point de vue de la chronologie et il est saisissant. Nous allons voir en effet que l’enseignement apprentissage de l’espagnol ne tergiverse pas !!! A peine une forme, un savoir, une information sont-ils repérés par l’apprenant (ou pour lui, par le professeur) qu’aussitôt ce dernier doit précipitamment le produire ou plutôt le re-produire.

Lorsqu’au chapitre 3 nous avons évoqué le rôle des textes authentiques dans l’enseignement apprentissage de l’espagnol, nous avons précisé qu’ils étaient « maîtres de langue », qu’ils offraient à l’élève l’exemple à imiter :

‘(le texte authentique est) « un exemple linguistique (aucun professeur ne peut ici avoir la prétention d’être en tout point exemplaire) » 217

Au professeur donc de faire réemployer sans autre forme de procès la langue que fournit le support, à lui de compléter ces apports par ceux dont le texte est potentiellement porteur, et si le document support n’est pas un texte, à lui d’assurer tout l’apport linguistique :

‘« Ainsi le professeur s’appuie sur les mots et expressions fournis par le texte et sélectionne ceux qui peuvent être réemployés. Il propose également et s’efforce de faire réemployer des mots et des expressions qui ne sont pas dans le texte mais que la situation induit… » 218

Nous prenons deux exemples dans Lycée 2 :

  • Exemple de réemploi de mots et expressions fournis par le texte : Unités 96 à 107.
P El terrateniente ha, ... bueno, no, la pregunta mía no es buena entonces. Vale, no comprendéis lo que quiero decir. Euh, lo voy a decir de otra manera. El terrateniente (il écrit) ha puesto una ↑  
E cantina  
P Dónde↑ Dónde ha puesto la cantina ↑  
E En la finca.↓  
P En la finca. ↓ En SU finca↓...(il écrit) Dónde se situa la finca ↑ Dónde se puede situar una finca ↑ Dónde ↑  
E En el campo ↓  
P En el campo ↓. De acuerdo no ↑ Vale ↓ La, la, la finca está en el campo y está lejos de la ciudad ↓ De acuerdo ↑ Qué significa entonces ↑  
E Euh…↓  
P Sí↑ dime↑, dime ↑  
E No hay otras tiendas euh… a proximidad de…de la finca…ou…  
P Sí, Sí↑  
E De las euh  
P Y entonces↑↑, pour faire comme Rigoberta  
E Pues  
P Menchú↑↑  
P Ouais Pues ↑↑  
E Euh…tienen que comprar lo que necesitan en, en la tienda del terrateniente y el dinero que el terratenienta, el el terrateniente da a los campesinos euh.. se vuelve a él.  
P Je, je, exacto↓↓ Lo único, Lucie es que tú has dicho « el dinero que da », yo no diría que da…je ↑↑ el dinero que les↑↑  

Le professeur veut conduire ses élèves à employer la langue du texte tout en reformulant ce que dit Rigoberta Menchú quand elle décrit la spirale de l’endettement dans laquelle sont entraînés les ouvriers agricoles indiens. Elle explique que le système mis en place par le grand propriétaire consiste à offrir à la vente dans sa boutique (il n’y en a pas d’autres dans les alentours), des produits qu’on ne paie pas au comptant, mais dont la valeur est déduite du salaire des parents en fin de mois. Dans l’intervention de l’unité 106 un élève expose, de façon hésitante, mais avec succès le processus, tel qu’il l’a compris. Nous reproduisons son propos en soulignant les termes qui apparaissent dans le texte et qui sont donc des réemplois immédiats –sans être des découvertes du jour à l’exception peut-être de « terrateniente »-.

‘«Euh…tienen que comprar lo que necesitan en, en la tienda del terrateniente y el dinero que el terratenienta, el el terrateniente da a los campesinos euh.. se vuelve a él.»[ils doivent acheter ce dont ils ont besoin dans la boutique du grand propriétaire et l’argent que le propriétaire donne aux paysans lui revient]’

Le professeur est arrivé à ses fins, l’élève s’est emparé de la langue du texte et la sanction positive confirme : « exacto » (unité 107). Le stratagème commence en 90 lorsque le professeur lui-même annonce qu’il s’y est mal pris pour leur faire dire ce qu’il veut leur faire dire et fait une nouvelle tentative qui, elle, va être couronnée de succès. La première étape consiste à repréciser les éléments essentiels qui, reliés les uns aux autres, conduiront les élèves à tisser un discours avec la langue du texte. Ainsi sont donc réunis la « cantina » (suggéré par le professeur et dit par un élève en 91), son lieu d’implantation, à savoir la propriété (suggéré par le professeur et dit par un élève en 93), le fait qu’elle se trouve isolée en pleine campagne (suggéré par le professeur et dit par un élève en 95). Toutes les cartes sont maintenant dans les mains des intervenants potentiels et le professeur, au moyen d’une question large, leur demande d’en tirer les conclusions : « significa entonces »(96) [cela veut donc dire]. La réponse hésite à venir et quand elle vient, elle n’a pas l’ampleur espérée (99), le professeur donne une nouvelle impulsion « y entonces »(102) [et alors] et cette fois apparaît la production de l’unité 106. Le professeur considère que l’étape est franchie puisque après une rectification sur l’emploi du verbe « dar » [donner], il emmène ses élèves vers l’expression d’autres aspects du texte.

  • Exemple de réemploi d’une expression « induite » par le texte.
P Es una demostración y que esto↑… es la realidad, hm↑, porque dice « por ejemplo » « por ejemplo » « por ejemplo ». Muy bien, de acuerdo. Euh y otra cosa : « Por eso », « Por eso », « Por eso », « Por eso » es la prueba de que todo↑… … todo↑  
E Es … está reflexionado  
P Sí, mejor↑… está PEN↑sado  
E pensado  
P Que todo está pensado. Os acordáis de cómo se dice ₪ qu’il le fait exprès, que tout est fait exprès↑↑  
E Hacer adrede  
P Alors↑… Todo está↑Het  
E Hecho adrede  
P Claro, muy bien. Todo está calculado, todo está hecho adrede. Muy bien.  

Lorsque la compréhension du texte avance et que l’on perçoit dans le témoignage de Rigoberta Menchú que le fonctionnement du latifundium obéit à un plan machiavélique de son propriétaire, un élève, sous l’impulsion du professeur, veut exprimer que tout est pensé, calculé pour que les ouvriers agricoles soient entraînés dans la spirale à laquelle nous avons fait allusion plus haut. La première proposition de l’élève (138) n’est pas satisfaisante, le professeur en suggère une autre – en en prononçant les premières syllabes – que l’élève produit immédiatement (140). C’est alors que le professeur décide de réactiver une expression (faire exprès : hacer algo adrede) en interrogeant la mémoire de ses élèves :

‘« Que todo está pensado. Os acordáis de cómo se dice, qu’il le fait exprès, que tout est fait exprès. » [que tout est pensé. Vous vous rappelez comment on dit …] (141)’

L’expression est aussitôt produite dans sa forme brute (142) puis grammaticalement adaptée à la production linguistique en cours (143-144). Lorsqu’au cours suivant Lycée 2’ on reprendra, dans le cadre de la leçon ce qui a été dit du texte et que l’occasion se présentera de réutiliser à nouveau l’expression, le professeur le suggérera d’une façon beaucoup moins explicite et un élève produira l’expression sans coup férir (92).

P Sí, pero también ↑  
E Está organizado  
P Dilo, dilo, esto significa ↑  
E Eso significa que la demostración de Rigoberta Menchú está organizada.  
P Sí, pero también por parte del terrateniente↑ que todo lo ha hecho↑  
E Toda, todo lo ha hecho adrede  
P ADREDE, todo está ↑↑  
E Pensado, calculado  
P Muy bien, pensado, calculado, todo está adrede, te acuerdas de lo que significa adrede↑... exprès.  

Les exemples que nous avons produits présentent la particularité d’avoir été extraits de cours de second cycle, donc d’élèves d’espagnol confirmés, aussi les mots et expressions repérés et réemployés sont-ils le plus souvent des mots et expressions qui semblent faire écho chez les élèves, au moins chez ceux qui prennent la parole. La situation est évidemment sensiblement différente en premier cycle où la langue fournie par le professeur et les documents offrira beaucoup plus de résistances inédites. La parade préconisée est alors une technique du réemploi beaucoup plus ferme. Prenons le cours « Primera clase », destiné à des élèves de collège débutants. Les objectifs assignés sont de deux ordres, langue et métalangue :

  1. 1) faire que l’élève s’approprie la langue du texte

2) doter l’élève de

‘« ces mots de liaison, de ces articulateurs du langage indispensables à l’expression construite de la pensée » 219

On trouvera donc par exemple dans l’unité 15, la proposition faite au professeur de faire reprendre à l’élève la formulation suivante qu’il devra compléter avec les termes du texte :

Si insiste diciendo seca la imaginación, seca la garaganta es que...(réemploi immédiat de la formulation si... es que, si... es para) (= ser + quantitatif; emploi de es que, es para)

Il reviendra donc à l’élève de reprendre derrière son professeur (réemploi immédiat) l’expression de la démonstration « si… es que » et de prouver avec ces outils linguistiques que « si l’auteur insiste en disant que la maîtresse a l’imagination vide et la gorge sèche, c’est qu’elle fait cours pour la première fois, qu’elle a peur de ses élèves », que « si l’auteur insiste en disant que la maîtresse a l’imagination vide et la gorge sèche, c’est pour montrer qu’elle fait cours pour la première fois, qu’elle a peur de ses élèves ». Et les textes d’accompagnement de préciser dans un N.B. :

‘« Ce travail ne peut être fructueux, c'est-à-dire laisser des traces que si le professeur entraîne à la reprise de la phrase en entier… » 220 [C’est nous qui soulignons]’

Ainsi plusieurs élèves se relaieront, reprenant l’expression de la démonstration et l’agrémentant d’éléments supplémentaires extraits du texte : l’équivalent espagnol de « elle a peur » ou « ses élèves lui font peur » ou « elle fait cours pour la première fois » etc. Cette insistance à faire reprendre systématiquement une forme ne serait-elle pas une étape intermédiaire entre repérage et réemploi, entre découverte et transfert ? On remarquera d’ailleurs sous la plume des auteurs le verbe « entraîner ». Mais s’agit-il de l’entraînement au sens où l’entend R. Porquier dans sa troisième étape du cheminement d’apprentissage de langue étrangère? Certes il y est bien question de « maniement des formes et des sens », certes il y est bien question d’ « automatisation », mais il y a deux préalables : l’identification de la nouvelle forme, de la nouvelle « valeur communicative » à acquérir puis sa « structuration », c'est-à-dire ce processus qui va permettre à l’apprenant –souvent dans une confrontation avec sa langue première – de concevoir l’objet à acquérir dans le réseau de sens qu’il tisse dans la langue cible. Si ces conditions sont réunies, alors il peut y avoir entraînement, c'est-à-dire expérimentation, tentatives multiples d’utilisation en contextes différents. Les propositions des documents d’accompagnement s’opposent en tous points à cette démarche : le savoir ou le savoir-faire à acquérir n’est pas identifié et il n’est pas conceptualisé, il reste en quelque sorte extérieur au sujet. En conséquence le maniement de l’objet prend un tour singulier : le cadre linguistique proposé par le maître est comme lexicalisé, rigidifié, comme si la forme devait laisser une « trace » indépendamment de l’intention communicative qu’elle porte. Car, et c’est à notre sens un point essentiel, elle ne peut avoir dans la bouche de l’élève, dans le contexte que nous examinons, d’intention communicative, c’est une forme vide de sens. En effet, sous prétexte « d’entraîner à utiliser ces mots simples mais essentiels à l’expression discursive » 221  le professeur a proposé l’amorce « si… es que » ou « si… es para que » dans l’unité 7 :

« Si el autor repite 56 es para manifestar que son muchos los alumnos de esta clase »[Si l’auteur répète 56, c’est pour montrer qu’il y a beaucoup d’élèves dans cette classe.]’

La phrase que l’on met ainsi dans la bouche de l’élève n’est la réponse à aucune question. On remarquera d’ailleurs qu’aucune question ne peut entraîner cette réponse. Si on demande : « Pourquoi l’auteur répète 56 ? », la réponse sera peut-être: « pour montrer qu’il y a beaucoup d’élèves » ou peut-être : « c’est pour montrer qu’il y a beaucoup d’élèves » mais la conjonction de subordination n’apparaîtra jamais dans ce contexte, d’autant que pas plus en espagnol qu’en français elle n’introduit ici de condition. La subordination est ici en quelque sorte une temporelle : « quand l’auteur répète qu’il y a 56 élèves, il veut signifier que… ». L’élève se voit ici contraint de reproduire des formes données comme modélisantes mais il n’a pas à les habiter.

Pour qu’il y ait réemploi immédiat, il faut que l’élève ressente la nécessité de ce réemploi, il revient donc au professeur de la faire naître. Celui que nous avons cité le fait adroitement mais l’exigence de réemploi par l’apprenant n’en est pas moins construite en dehors de lui. En balisant le terrain de la sorte, le professeur sait qu’il va faire accomplir à son élève un geste, un comportement verbal, dont il escompte qu’il laissera des traces pour peu qu’il en entretienne le souvenir. A travers la notion récurrente de « réemploi immédiat » que nous avons trouvée dans les textes prescriptifs et que nous avons vue à l’œuvre dans les scripts, il apparaît donc clairement que la conception de l’apprentissage qui sous-tend le cours canonique d’espagnol n’est pas celle d’une construction mentale individuelle et progressive d’un système mais qu’elle repose plutôt sur la mémorisation de formes achevées. Apprendre serait donc un processus imitatif. Ainsi le désaccord serait frontal avec l’approche constructiviste,

Les modalités de leçons préconisées et / ou mises en œuvre dans notre corpus semblent confirmer le diagnostic.

Notes
215.

Porquier, R. Quand apprendre c’est construire du sens, p. 123-136.

216.

Puren, C.  La tradition didactique en espagnol face aux évolutions…, p. 14.

217.

Op. cit. 5° et 4°, p. 23.

218.

Ibid. p. 25.

219.

France, M.E.N. Accompagnement des programmes de 5° et 4°, p. 24.

220.

Ibid.

221.

Ibid.