5.3.3.2. L’amorce à saisir.

A de très nombreuses reprises le professeur induit le gérondif en amorçant la forme. Il suffit en effet qu’il prononce un segment de phrase qui s’interrompt, au milieu d’une courbe intonative ascendante sur l’auxiliaire « está », pour qu’un élève immanquablement propose un gérondif (26, 28, 30, 40, 62, 169, 199).

Peut-on en déduire que la stratégie de l’amorce fonctionne ? Formellement ce n’est pas douteux puisqu’elle déclenche une production de l’élève mais quelle est la nature de cette activité mentale ? Y a-t-il automatisation ? Certes il semble bien que l’impulsion du professeur déclenche sans effort conscient de recherche de la part de l’élève une production exacte. Mais là n’est pas l’automatisation dont parlait R. Porquier. L’observation de la pratique langagière en langue première dans une perspective cognitive a mis à jour les très nombreux processus qui sont à l’œuvre tant en réception qu’en production. On distingue les processus de bas niveau qui sont automatisés en langue première et les processus de haut niveau qui ne peuvent l’être. Quelle que soit la maîtrise que l’on a de sa propre langue, l’élaboration d’une compréhension globale d’un discours long devra toujours se faire au prix d’un travail mental analytique. Le gérondif dont nous parlons renvoie au domaine morphosyntaxique de la langue et doit être classé au même titre que la phonétique, la prosodie ou le lexique dans la catégorie des processus de bas niveau qui en langue première sont automatisés et ont vocation à l’être en langue étrangère dans une perspective de maîtrise de la langue car comme le souligne D. Gaonac’h :

‘«  Le faible degré d’automatisation d’un certain nombre de processus en LE conduit le sujet à leur accorder une attention plus importante que dans le cas d’une LM ». 232

Ce qui entraîne un coût cognitif beaucoup plus élevé :

‘« … en certains cas, ce coût plus important et cette répartition spécifique des ressources cognitives peuvent avoir des répercussions négatives sur le fonctionnement de l’ensemble des processus impliqués dans les activités de langage : il apparaît en particulier que la mise en œuvre de certains processus de haut niveau peut être gênée en situation de LE, y compris lorsqu’il s’agit de processus suffisamment généraux pour que leur transfert d’une langue à l’autre ne soit pas en soi problématique. » 233

Si l’objectif d’automatisation n’est pas discutable la conception de l’automatisme qui transparaît dans la pratique observée nous paraît bien ambiguë. Gérard Vigner affirme :

‘« Un mécanisme est bien automatisé non seulement s’il est bien établi de manière autonome, mais aussi s’il peut être mis en œuvre rapidement et efficacement dans un contexte approprié. » 234

Ni le caractère autonome de l’automatisation, ni la disponibilité de l’automatisme ne nous semblent assurés par les activités mentales que suscitent les incitations que nous avons observées. Il n’y a pas là, à proprement parler, de tâches proposées qui permettent au sujet d’automatiser ces opérations que les approches cognitives appellent « de bas niveau ». Ici l’automatisation est d’une autre nature : l’automatisme créé par l’amorce à saisir est un automatisme scolaire au sens où il est déclenché par des facteurs extérieurs à l’élève et liés à la situation institutionnelle. On trouvera dans le domaine de la morphosyntaxe et singulièrement dans celui de la morphologie verbale des automatismes déclenchés par des amorces, voire par des déclencheurs non verbaux qui limitent à l’espace scolaire l’horizon de l’apprentissage.

Dans l’unité 18, le professeur tente, par le questionnement d’amener l’élève à dire que c’est Rigoberta Menchú qui est en train de parler (« está hablando »). Bien qu’il ait utilisé la forme dans sa question, un premier élève répond sans l’utiliser ; le professeur exige alors une nouvelle formulation et puis la lui propose :

« Entonces, dilo de otra manera : es Rigoberta Menchú↑↑ » [Bon, dis-le d’une autre façon : c’est Rigoberta Menchú]’

Le professeur attend: «es Rigoberta Menchú la que está hablando » [C’est Rigoberta Menchú qui parle] mais l’élève a trouvé sur sa route une autre difficulté, une autre forme qui a fait l’objet d’un apprentissage intensif, celui de l’emphatisation lexicalisée en français (c’est…qui) et qui exige un traitement adapté en espagnol. Le réflexe opère instantanément et l’élève produit la forme emphatique : « es Rigoberta Menchú la que habla » ignorant superbement le gérondif car la prégnance de la structure du procédé emphatique amorcé par le professeur est si forte qu’elle obère l’activité mentale que tentait de susciter le professeur.

A vouloir faire acquérir des automatismes de cette façon « empirique » fondée sur l’idée que c’est en reproduisant, quelles que soient les incitations, que l’on finira par produire, on risque fort de passer à un comportementalisme qui loin d’être « naturel » crée une dépendance aliénante. Si, dans Lycée 1, l’élève qui intervient en 123 utilise d’emblée le subjonctif imparfait c’est que la locution « como si » suspendue devant lui par le professeur a déclenché la forme verbale. En revanche l’élève qui intervient en 126 et 128 n’a pas encore acquis ce réflexe et nous voyons comment le professeur opère pour le construire. L’amorce qu’il utilise, les gestes qu’il fait, le bruit qu’il produit vont contribuer à mettre en recherche l’élève qui dans un premier temps avait opéré un transfert direct du français, mettant un imparfait de l’indicatif où l’espagnol met un imparfait du subjonctif. Cette dramatisation va aboutir laborieusement à lui faire produire la forme exacte mais elle vise aussi à mettre en place un réflexe de méfiance quand une situation comparable se présentera activant ainsi la mémoire épisodique.

Est-ce que créer un réflexe conditionné est une première étape pour mettre en place un mécanisme automatisé, autonome et disponible ? Nous pensons que non et nous tenterons de montrer qu’associé à d’autres facteurs inhérents au cadre institutionnel cela risque fort de produire l’effet inverse, c’est-à-dire tout bonnement d’empêcher l’automatisation autonome, celle qui ne peut être que construite, en dernière instance, par le sujet apprenant.

Notes
232.

Gaonac’h, D. Les stratégies attentionnelles dans l’utilisation d’une langue étrangère, p. 48.

233.

Ibid.

234.

Vigner, G. Acquisition et utilisation d’une langue étrangère, l’approche cognitive, p. 189.