6.1. Un produit ex nihilo.

A la lecture des scripts comme des Instructions Officielles et des documents d’accompagnement, on est frappé par la récurrence d’un thème, celui du temps, le temps que l’on « gagne » et donc celui que l’on risque de perdre comme si l’enseignement – apprentissage était une course contre le temps. En examinant comment on gagne du temps dans les cours et dans les propositions des textes officiels, on en déduira aisément comment, dans cette conception, on en perd.

Citant les Instructions Officielles de 6°, les documents d’accompagnement préconisent d’associer des images aux textes à commenter:

‘« Les images peuvent être d’un grand secours pour aider à la compréhension des textes lorsqu’elles les illustrent de façon précise ou redondante ou qu’elles les prolongent (dessins, photos…) : les associer au commentaire de texte permet donc de gagner du temps et facilite à la fois la compréhension, l’expression et la fixation par réemploi en situation des apports linguistiques. » 235 [C’est nous qui soulignons.]’

Il est donc clairement indiqué que grâce à l’image la compréhension sera plus rapide. La proposition est pour le moins déroutante car on conviendra que les deux activités de compréhension qui sont activées n’ont que peu de rapports. Les activités cognitives qu’exige la compréhension du texte écrit ne sont possibles que si sont mises en œuvre des processus complexes de repérage, d’hypothèses, de vérifications, etc. qui sont autant d’occasions de maniements des savoirs et de pratiques de savoir-faire (mais nous y reviendrons plus précisément). L’irruption d’une image redondante substitue au code de l’écrit un autre code graphique, une réalité à une autre, un mode de décodage, encodage à un autre. L’explication de ce torpillage de l’activité de compréhension écrite, c’est que l’important, c’est d’accéder le plus vite possible non au sens du texte mais à la situation qu’il permet de créer. Gagner du temps c’est donc soulager l’élève du travail de compréhension. En perdre serait exiger qu’il donne du sens au support écrit en convoquant ses seuls savoirs. Il importe de passer au commentaire le plus rapidement possible, car on doit avant tout viser la production orale mais la production de l’élève changera considérablement de sens selon qu’il se sera ou non approprié le document dont il parle.

Pour gagner du temps il est également recommandé au professeur, lors des commentaires d’image, de veiller :

‘« à canaliser les remarques en évitant d’abord les digressions : le commentaire d’image se prête certes aux hypothèses, mais elles doivent être justifiées ; les erreurs manifestes doivent être écartées sans perte de temps ». 236 [C’est nous qui soulignons].’

On imagine aisément que pour le professeur l’erreur puisse être manifeste, mais qu’en est-il de l’élève ? En coupant court à sa production, le professeur remet l’élève et le groupe en tension vers une vérité qui leur est extérieure et dont il est dépositaire. Ce faisant il ne rejette pas seulement la production de l’élève mais la construction mentale qui l’a précédée où se trouve la cause de l’erreur mais dont on ne saura rien. Une négociation sur le sens l’aurait sans doute fait émerger, occasionnant une interaction réelle, l’élève tentant d’expliquer pourquoi il dit ce qu’il dit, les autres élèves tentant de lui opposer leur version et le professeur tentant de comprendre pourquoi il dit ce qu’il dit. Mais le temps presse, il importe davantage d’aller au sens du document que d’apprendre à négocier son sens et donc s’interroger sur ses représentations ce qui serait une perte de temps.

Enfin une autre suggestion est faite, dans les mêmes pages des documents d’accompagnement pour éviter de « perdre du temps » lors des commentaires d’image également :

‘« Le professeur doit avoir conscience que l’image n’étant pas “un être de langue”, le travail repose sur la qualité et la précision de sa propre expression en espagnol. De façon à gagner du temps et à faciliter la prise de parole, il peut fournir aux élèves une courte liste de mots indispensable au commentaire ». 237

Proposer les mots indispensables au commentaire, n’est-ce pas procéder un peu comme dans notre premier exemple, c'est-à-dire que les mots vont fournir en quelque sorte la grille de lecture du document ? Le professeur fournit le document et les mots pour le commenter, reste à l’élève à les organiser. Si ces mots sont indispensables au commentaire, il y a fort à parier qu’il devront être mémorisés par l’élève mais s’ils sont donnés d’emblée par le professeur, l’élève se trouve exonéré d’un effort de production de signifié (qu’il est possible d’organiser) qui aurait préparé la mémorisation du signifiant. Mais le temps presse, il faut parler.

Si l’on observe les scripts qui sont à notre disposition, il ne fait pas de doute que si le rythme soutenu des incitations du professeur, les manifestations incessantes de ses approbations ou de ses réprobations (schéma intonatif montant, modulation de la voix, claquements de doigts etc.), répondent pour une part à des impératifs de gestion de groupe, ils font aussi apparaître une véritable phobie des silences. Dans le cours Lycée 2, les seuls silences qui excèdent 4 à 5 secondes sont les moments où le professeur écrit au tableau et où vraisemblablement les élèves copient sur leurs cahiers puisque aucune consigne ne le leur interdit. En 55 minutes de cours, il n’y a donc aucune plage réservée pour tous les apprenants à la fois à une activité mentale silencieuse. Puisque la production de langue est ce qui justifie que l’on soit là, elle ne doit pas s’interrompre mais nous faisons l’hypothèse que, au-delà de l’aspect strictement comportemental, la représentation latente chez les professeurs d’espagnol est que, puisque la production de son (et d’écrit) est la seule manifestation tangible de l’activité mentale, son intensité ne peut être mesurée qu’à la quantité du produit. Dans l’un des rapports en notre possession 238 , l’inspecteur loue le savoir-faire du professeur qui parvient à faire produire du sens à tous ses élèves :

‘« Unissant les élèves dans un effort commun pour leur permettre de réfléchir et de progresser dans leurs explications et leurs argumentations toujours plus étayées et convaincantes, M. …parvient à prouver aux élèves qu’ils ont des capacités et des compétences qu’ils ont le droit de faire valoir dans l’intérêt de tous et de la démonstration visée. » [C’est nous qui soulignons]’

Mais il ajoute :

‘« Qu’il n’hésite pas parfois à accélérer le rythme de la leçon – des efforts continus peuvent fatiguer les plus lents–… » ’

On peine à comprendre comment une accélération peut être une aide aux élèves les plus lents. Il est courant d’entendre ce reproche en défense des élèves « les plus rapides » qui ne trouveraient pas dans un cours « lent » assez de pâture à leurs appétits. Or ici il ne s’agit pas de cela, il semble acquis que les activités réflexives proposées sont de nature à mobiliser tous les esprits même si elles sont exigeantes. Accélérer le rythme voudrait donc dire ici alléger le travail réflexif au profit d’un travail de réception orale (les questions et incitations du professeur) et de production orale (les réponses des élèves) qui seraient d’un moindre coût cognitif.

Ils le sont assurément, mais quels gains garantissent-ils ? Car à vouloir organiser l’apprentissage autour du produit, on risque fort de compromettre le dit apprentissage. Lors d’une conférence prononcée dans le cadre d’un colloque sur l’oral dans le premier degré donc dans un contexte fort différent mais qui a en commun avec le nôtre l’apprentissage de et parl’oral M. Laparra exhorte son auditoire à « en finir avec la culture de la rapidité » 239 , à cesser de penser que « une classe où ça ne parle pas est une mauvaise classe ». Et d’expliquer que dans un cours, il y a apprentissage « quand la parole est lente et grave mais collective, respectueuse, réfléchie » pour conclure par un paradoxe : « les classes où on travaille l’oral sont des classes silencieuses ».

L’incessante invite à intensifier le rythme des productions orales que contiennent les préconisations officielles, qui est relayée par le corps d’inspection et intériorisé par les professeurs repose sur un malentendu : l’apprentissage n’est pas le résultat de la production, il s’opère dans les activités cognitives qui y préparent.

Or, nous l’avons vu dans tous les derniers exemples cités et dans tous ceux que nous avons produits en 5, par ses stratégies, ses stratagèmes, ses aides, le professeur, aidé en cela par les appareils didactiques des manuels, n’a de cesse de se substituer à l’élève dans les travaux préparatoires à la production verbale. S’il accélère ainsi la production orale, il est douteux qu’il accélère d’autant l’apprentissage. Si dans le droit fil des conceptions cognitivistes de l’apprentissage que nous avons évoquées plus haut, on peut avec P. Meirieu affirmer

‘« qu’il n’est de savoir que par le chemin qui y mène » 240

on ne peut que constater le gouffre qui les sépare des conceptions qui président à l’organisation générale de l’apprentissage de l’espagnol dans le cours traditionnel fondé sur le commentaire de document. Si apprendre « c’est modifier durablement ses représentations », cela signifie qu’il n’y a pas d’apprentissage qui ne s’adosse au savoir en place. Il ne peut y avoir de modification consciente sans conscience de l’existant, du « déjà-là » or on remarquera que dans les exemples que nous avons cités, qu’il s’agisse de savoirs constitués (savoir culturel, savoir linguistique…) ou de savoirs d’usage (savoir-faire langagier), jamais on ne ménage de moments de clarification, d’état des lieux qui permettent à l’apprenant d’identifier ses savoirs pour agir sur eux. L’exercice du commentaire analyse est d’une telle complexité qu’il paraît difficile de le faire pour chacune des composantes susceptibles de faire l’objet d’un apprentissage mais quand il serait aisé de le faire, pour « ne pas perdre de temps », le professeur a pour consigne de se substituer à l’apprenant. Le domaine de l’apprentissage lexical offre des exemples extrêmement parlants. Ainsi évoquions-nous ci-dessus, en 5.1., les documents d’accompagnement qui suggéraient de donner d’emblée la liste des mots dont on aurait besoin lors du commentaire d’image. Ces mots deviendront l’objet de la leçon, c'est-à-dire que l’activité mentale de mémorisation est renvoyée à l’espace hors cours. Mettre les élèves en projet de produire du sens en espagnol à partir du dessin les aurait amenés, dans un dispositif inventé par le professeur, à faire le point de ce que l’on savait et de ce que l’on ignorait mais également à identifier des territoires aux contours imprécis que le cours allait permettre de cerner (telle inexactitude sémantique, tel doute orthographique etc.). S’il fallait citer un dernier exemple pour montrer que l’on entretient en espagnol l’illusion qu’il suffit de garantir l’existence des signes extérieurs de l’apprentissage pour qu’il s’opère, nous reproduirions cette phrase extraite de la synthèse des débats des Journées ZEP 1999 241  :

‘« … tous [les élèves], même avec peu de moyens linguistiques, éprouvent le besoin de s’exprimer de façon personnelle pour peu qu’on les y invite et qu’on sache les solliciter en leur fournissant les mots pour le dire. » [C’est nous qui soulignons]’

Singulière conception de l’expression personnelle qui se trouve contrainte de s’ajuster au cadre qu’a aménagé le maître et qui est essentiellement constitué par les signifiants qu’il a isolés et choisis arbitrairement. La volonté d’outiller l’élève est manifeste mais priver celui qui doit agir du choix des outils, n’est-ce pas lui interdire de se projeter dans la tâche ?

Nous avons tenté de montrer en nous appuyant sur une approche cognitiviste générale et sommaire de l’apprendre, l’absence de préoccupation dans le cours canonique d’espagnol pour les activités cognitives qui à notre sens conditionnent l’apprentissage. Si l’élève n’est pas en mesure de préparer une production, le professeur y suppléera. On mesure alors la dissymétrie élève / professeur dans la définition des rôles qui leur sont impartis.

Notes
235.

France, M.E.N. Accompagnement des programmes de 5° et 4°, p. 39.

236.

Ibid. p. 41.

237.

Ibid. p. 40.

238.

Rapport d’inspection n° 6.

239.

Laparra, M. L’oral en classe.

240.

Meirieu, P. Apprendre … oui, mais comment, p. 37.

241.

Corpus, journées ZEP, p. 42.