6.3.2. Soulager l’élève du travail de compréhension.

Si le professeur est habile et soucieux d’aider ses élèves à réussir, il doit accompagner l’élève au point même, le cas échéant, et nous l’avons vu en 6.1., de lui « fournir les mots pour le dire ». On comprend dès lors la discrétion traditionnelle des Instructions Officielles d’espagnol en matière de compréhension orale, activité qui par définition est éminemment personnelle, peu spectaculaire et assez peu tangible sans un dispositif adéquat. Le rapport dont nous parlons n’a pas de mots assez durs pour fustiger la manière dont le professeur s’y prend pour aider un élève à comprendre dans un discours oral le mot « hija » (ici fille) qu’il ne reconnaît pas. Profitant de l’occasion qui lui est donnée de réactiver des connaissances lexicales récemment découvertes, le professeur sollicite la mémoire épisodique de son élève afin que ce dernier redonne du sens à « estar embarazada » [être enceinte] « dar a luz » [mettre au monde]. Il fait le pari, fondé sur le postulat que mémoriser c’est établir des liens, qu’en réactivant des connaissances lexicales du domaine sémantique de la procréation, l’élève retrouvera le mot « hija » 245 et, ce faisant, établira des connexions durables. Le jugement de l’inspecteur est sans appel :

‘« …les explications de vocabulaire dans lesquelles on plonge les élèves alors qu’une traduction rapide aurait suffi sont ridicules. En effet pour élucider « hija » (fille) on passera par « está embarazada » (est enceinte) et « dar a luz » (accoucher). » [Les traduction sont de l’inspecteur]. 246

Certes la traduction aurait suffi à lui faire employer le mot « hija », voire à se le remémorer mais on voit bien que la compréhension est ici entendue comme la capacité à traduire faisant fi de tous les aspects que recouvre cette activité. Lorsqu’il évoque la question de la compréhension dans la tradition didactique hispanique, C. Puren parle d’une négligence intrinsèquement liée à cette tradition :

‘« …à partir du moment où on investit sur un support écrit littéraire cela ne peut que provoquer des négligences (le mot est fort mais je le maintiens) du côté de la compréhension orale, puisque le texte littéraire n’a pas été écrit pour être lu à l’oral. Si vous travaillez, comme le font les hispanistes, en intégration didactique maximale sur les textes littéraires, vous êtes obligés de commencer par la compréhension orale (…). Or une compréhension orale immédiate sur un texte, qui n’a pas été rédigé pour cela, qui n’a pas de véritable statut oral, pose problème : on le voit très bien dans la tradition didactique hispanique, dans laquelle la phase de compréhension orale est complètement assujettie à la phase majeure qui vient derrière, qui est l’articulation entre compréhension écrite et expression orale. La compréhension de l’oral est un travail qui est structurellement négligé dans l’intégration didactique sur le texte littéraire. » 247

Si nous partageons le point de vue de C. Puren sur l’explication historique de ce manque de préoccupation pour la compréhension orale, nous ajouterons que cette attitude ne peut perdurer aujourd’hui que si on refuse délibérément de prendre en compte les études qui sont disponibles et ne sont plus récentes sur l’activité mentale essentielle dans l’interaction exolingue que W. Klein nomme « l’analyse de la langue » 248 . Cet accès au sens exige de la part de l’apprenant la mobilisation de connaissances extrêmement variées. Là où le professeur croit avoir décelé une déficience lexicale, il s’agit peut-être d’une méconnaissance phonologique qui a entraîné une mauvaise segmentation et perturbé les hypothèses de sens. Quoiqu’il en soit, livrer le mot à l’élève qui a les moyens par le travail d’analyse de l’identifier, comme le suggère le rapport d’inspection cité, le lui livrer dans le but unique de lui permettre de produire du discours, c’est clairement lui refuser l’occasion d’agir sur lui-même pour acquérir durablement une connaissance qui lui fait défaut, et c’est lui interdire également une conscience de son apprentissage.

Il apparaît de plus en plus clairement que le cours canonique d’espagnol qui se stabilise dans les années 50 et qui informe les règles implicites d’apprentissage que véhiculent les textes prescriptifs émanant de l’institution s’est paradoxalement fortement imprégné des théories béhavioristes qu’il rejetait. En un mot, on a refusé en espagnol l’exercisation systématique que préconisait la Méthode Audio-orale en conservant l’apprentissage par les textes privilégiant de la sorte le culturel et en matière d’apprentissage linguistique, on a cultivé et on cultive encore un comportementalisme intensif, s’interdisant toute interrogation sur « la boîte noire », quitte quelquefois à adopter un discours en apparence plus conforme aux théories cognitivistes. Les derniers textes d’accompagnement des Instructions Officielles de seconde, parus en décembre 2003, en sont un exemple significatif : ils pérennisent comme schéma de base le cours magistral dialogué à partir de document donc le processus découverte - application immédiate. Cependant, dans un appendice sur l’erreur, le même texte invite à concevoir l’apprentissage comme un processus « de conceptualisation, de systématisation et de maîtrise » 249 . Comment concilier une telle proposition et le refus réitéré dans ce qui constitue l’exercice phare de la didactique de l’espagnol d’une activité de conscientisation de l’apprentissage ? Nous reviendrons sur ce qui nous paraît être un paradoxe insurmontable. Pour l’instant nous faisons le constat, à partir du seul exemple de la compréhension mais que l’on pourrait étendre à tous les autres aspects de la communication exolingue, que les préconisations officielles relayées par les rapports d’inspection ignorent les mécanismes d’élaboration qui interviennent entre stimulus et réponse, qu’ils privilégient les comportements au détriment des phénomènes internes et mentaux qui y président et que cela a pour conséquence d’exclure du contexte de cours proprement dit les véritables activités d’apprentissage. L’apathie cognitive dans laquelle le cours canonique plonge l’élève risque fort d’avoir pour effet de reporter hors de l’École l’essentiel de l’activité d’apprentissage et de lui imprimer un caractère bien particulier.

Notes
245.

Le professeur a exposé ses motifs lors d’un entretien que nous avons eu avec lui.

246.

Ibid.

247.

Puren, C. La tradition didactique en espagnol…

248.

Klein, W. L’acquisition de langue étrangère, p. 89.

249.

France, M.E.N. Espagnol. Classes de seconde générale et technologique, p. 53.