6.4.2. Langue riche ?

Si nous avons souligné le verbe « enrichir » dans la citation que nous avons produite plus haut, c’est que cette notion est récurrente dans les textes officiels et dans tous les discours prescriptifs en matière de didactique de l’espagnol. On trouve le terme dans les rapports d’inspection de notre corpus sous la plume d’inspecteurs différents. Dans l’un des rapports, un inspecteur se plaît à souligner combien le professeur « veille à corriger et enrichir l’expression » 256 de ses élèves. Dans un autre, un autre inspecteur invite le professeur à choisir « des documents riches » 257 parce que seuls susceptibles d’enrichir la langue des élèves :

‘« Cette langue espagnole sera enrichie constamment en fonction d’objectifs précis déterminés que l’on atteindra grâce à et lors de l’exploitation du document retenu pour la séance ainsi que grâce aux apports opportuns et personnels du maître ». 258 [C’est nous qui soulignons]’

La métaphore de la richesse et donc de la pauvreté n’est pas propre aux rapports d’inspection, on la retrouve aisément par exemple dans les documents d’accompagnement des Instructions Officielles :

‘« Le professeur doit intervenir chaque fois que l’expression est non seulement fautive, mais pauvre (…) En fournissant le mot juste, la formulation précise pour exprimer ce qui n’était qu’à l’état d’intuition chez l’élève, ou qui ne fait pas partie de son vocabulaire. » 259 [C’est nous qui soulignons]’

Le cours Lycée 1 nous offre un bon exemple de tentative du professeur pour « enrichir » l’expression de l’élève.

On veut dire qu’on est intrigué par la couleur noire qui occupe quasiment tout le document 260 . Jérôme (Ea), désigné par le professeur, fait une tentative en calquant timidement l’adjectif « sombre » français (2Ea), son camarade rectifie et propose l’adjectif « oscuro » qui rencontre l’approbation du professeur. Après quelques hésitations, l’abandon des suggestions de ses camarades et les encouragements appuyés du professeur, Ea réussit à élaborer la phrase :

‘« La primera impresión es que 000 es oscuro »[La première impression c’est que 000 est sombre] 261

C’est alors que le professeur décide d’enrichir l’expression de ses élèves ou plus exactement, comme le suggère 15, de reprendre une tentative qu’il a déjà faite de leur faire enrichir leur expression en utilisant la tournure idiomatique LO + ADJECTIF qui a pour effet de substantiver l’adjectif « oscuro ». Citant G. Moignet 262 , M. Bénaben explique que

‘« la forme “lo” permet alors, grâce à sa valeur pronominale, de ne pas nommer explicitement le support et d’obtenir ainsi “l’idée abstraite de l’adjectif, le concept adjectival dans toute sa généralité” » 263

Mais le professeur ne vise pas une conceptualisation de l’expression, il la propose d’emblée à son élève qui de toute évidence n’en comprend pas la forme même, comme le prouve la maladresse qu’il commet quand il veut la produire : « es lo que oscuro » 264 . Il ne parviendra à la produire correctement que par imitation en 16. Nous reviendrons plus avant sur le type de communication qui s’établit ici, où il apparaît qu’en satisfaisant aux obligations de son « métier d’élève » 265 , ce dernier voit son attention détournée de l’objet même de l’apprentissage. Les enjeux de la situation de communication de classe semblent ici n’avoir que peu de rapports avec un apprentissage organisé et délibéré d’un objet linguistique. L’imitation dont il est question ici est donc à prendre dans son sens le plus restrictif. Il ne s’agit nullement de cet acte intentionnel dont parle J. Bruner 266 , fortement orienté vers un but où le sujet observe les traits du modèle et les reproduit dans un processus de reconstruction. La puissance de cet outil qu’est l’apprentissage vicariant dans le domaine de l’acquisition de langue étrangère sera d’autant plus forte qu’il offre des modèles de solution immédiatement efficaces et donc beaucoup moins coûteux sur le plan cognitif. Mais ici, la condition première de l’intentionnalité n’étant pas remplie, l’imitation dont il s’agit se réduit à une réaction comportementale. L’élève n’a aucun projet de rendre dans la circonstance son expression plus efficace, ce qui, cependant, dans une perspective de communication, est la seule justification possible du recours à la tournure LO + ADJECTIF.

Notes
256.

Rapport d’inspection n° 9.

257.

Rapport d’inspection n° 4.

258.

Rapport d’inspection n° 5.

259.

France, M.E.N. Accompagnement des programmes de 5° et 4°, p. 21.

260.

Se reporter en 4.1., l’affichette est effectivement presque intégralement noire.

261.

Il semble que dans la partie inaudible, il faille entendre « el documento », ce que confirme ce qui suit.

262.

Moignet, G. Grammaire de l’ancien français, p. 43.

263.

Op.  cit. p. 49.

264.

La prégnance de la combinaison « lo que » explique vraisemblablement la transformation qu’opère l’élève. Ce phénomène renvoie à la question de l’interlangue que nous traiterons plus avant.

265.

Nous empruntons l’expression à P. Perrenoud.

266.

Bruner, J. Savoir faire, savoir dire. Le développement de l’enfant.