7. Cours canonique / evaluation / représentations

7.1. Quelle norme ?

Le recours récurrent à la notion de « tournure idiomatique » que l’on trouve associée à celle de « langue authentique » dans le cadre du cours magistral dialogué d’espagnol nous conduit à interroger plus avant les représentations dont elles sont les indices. Le terme de représentation est ici utilisé comme synonyme d’image ou de conception et renvoie au cadre de référence que l’on voit se dessiner à travers les options que prend le protagoniste principal du cours canonique, c’est-à-dire le professeur et les gestes qu’il fait produire par les élèves. Toute représentation dans ce domaine étant de nature à structurer le processus d’apprentissage, il nous paraît important de tenter de les cerner.

Le souci d’émailler la langue produite de tournures idiomatiques réfère à une représentation de la langue très particulière. Si on reprend la définition minimale de la langue comme un système de signes propre à une communauté humaine, on en souligne d’emblée le caractère totalisant, le fait qu’il doit couvrir l’intégralité du monde. Dès lors, comment comprendre que l’on puisse isoler dans le maillage qu’il constitue, des zones qui en seraient particulièrement représentatives, si, par définition, elles sont toutes solidaires et procèdent d’une même logique systémique ? Cette opération de division hiérarchique opérée dans le tissu de la langue étrangère ne peut donc se faire que dans une logique contrastive. Toute tournure est idiomatique dans la mesure où elle est insérée dans le système mais dans la didactique française de l’espagnol, une tournure est idiomatique donc digne d’intérêt quand elle n’a pas son exact équivalent dans le système du français. Par exemple, nous faisons l’hypothèse que c’est parce que le système de la langue française utilise la forme lexicalisée « être en train de » pour dire l’action dans son procès que la didactique française traditionnelle de l’espagnol a inscrit au nombre des « tournures idiomatiques » la structure « estar + gérondif » et ses variantes 268 , on imagine que la didactique anglaise de l’espagnol banalise cet apprentissage. L’insistance avec laquelle les derniers documents d’accompagnement (décembre 2003) des Instructions Officielles de seconde rappellent que

‘« …l’enseignant veillera tout particulièrement au réemploi fréquent des tournures idiomatiques… » 269

confirme cette tendance lourde de la didactique de l’espagnol dont la logique installe un système de représentations sur la langue maternelle, sur la langue à apprendre et sur leurs différences essentiellement fondé sur l’écart. L’objet à apprendre, valorisé parce qu’exotique, contribue à construire cette représentation selon laquelle apprendre l’espagnol c’est aborder un continent inconnu, ce que dément l’histoire des deux langues. En deçà des tournures idiomatiques, les mots eux-mêmes doivent être authentiques donc différents. L. Dabène stigmatise les dérives auxquelles a abouti cette approche :

‘« Si l’on considère les stratégies pédagogiques auxquelles ont eu recours les enseignants et les didacticiens de ces langues [Les langues romanes], c’est généralement dans un sens négatif que la proximité a été invoquée, l’accent étant mis essentiellement sur les différences et encore plus sur les ressemblances fallacieuses, sources éventuelles de confusion. La hantise des “faux amis”, avec son côté moralisateur (attention aux mots trop polis pour être honnêtes !) est à tel point intériorisée par les apprenants que ceux-ci en arrivent à se méfier des ressemblances les plus évidentes allant, dans le cas de certains jusqu’à refuser le décodage facile d’un terme espagnol comme televisión jugé trop dangereux car trop semblable ! » 270

L’emploi intensif de « tournures idiomatiques », d’une « langue authentique » est donc préconisé avec insistance mais puisqu’on est dans une logique de commentaire, on est en droit de se demander ce qui pourrait bien inciter l’élève à réemployer les dites tournures ou les mots exotiques, leur valeur sémantique ne pouvant lui être indispensable pour appréhender et commenter le document puisque on se trouve dans une configuration classique : commentateur faisant appel à ses savoirs et savoir-faire acquis pour produire du commentaire, donc savoirs et savoir-faire configurés en langue première. Le seul facteur susceptible de le conduire à utiliser la tournure idiomatique ou le mot exotique, outre la tactique du professeur dont on a vu qu’elle pouvait être déterminante, c’est qu’il ait intériorisé cette nécessité comme faisant partie de son métier d’élève. Il est probable que c’est la conjugaison de l’un et l’autre facteurs qui aboutit à faire produire à l’élève dans Lycée 2’ la fameuse tournure IR + GERONDIF « va haciendo una demostración » dont nous avons vu l’exploitation dans le cours qui précédait. Il s’agit maintenant de la leçon lors du cours suivant et l’élève interrogé est en train de reproduire certaines phrases qui ont été prononcées au cours de la séance antérieure. Le questionnement, le souvenir de la situation évoquée le rassurent suffisamment pour qu’il ose, mais à voix basse, réutiliser la tournure :

Il faut la volonté du professeur, le souvenir (certainement avivé par un travail personnel de leçon) du texte et du commentaire qu’on en a fait pour que réapparaisse la tournure mais rien ici ne permet d’affirmer que l’effet de sens produit soit intériorisé par l’élève. La mémoire épisodique sollicitée a rempli son office mais la tournure ne fait pas système. La fonction de la langue produite est d’abord de montrer que l’on a appris, comme celle de la langue préconisée pour l’épreuve du baccalauréat avait pour fonction de montrer qu’on avait des arrières. Voilà donc que la fonction a d’énormes retombées sur la forme de la langue et la fonction est inscrite dans l’espace que ménage le cours magistral dialogué. J.-C. Beacco 271 montre l’existence de cultures de communication de classe cadrées par des routines et des habitus scolaires, fondées sur des représentations communes aux élèves et aux enseignants, des rôles de chacun, des objectifs de l’apprentissage notamment en terme de compétences linguistiques ciblées. Le cours canonique d’espagnol nous semble être de ce point de vue un parangon. Si nous avons consacré une réflexion particulière au traitement dont jouit la tournure idiomatique, la représentation de la langue à apprendre qu’elle fait apparaître, à la fois éloignée et hiératique, se trouve confortée par le culte voué à l’exactitude formelle des énoncés produits quels qu’ils soient et en toutes circonstances.

Notes
268.

Nous avons vu avec quelle insistance le professeur et les élèves utilisent « ir haciendo » dans les cours Lycée 2 et Lycée 2’.

269.

Op. cit.

270.

Dabène, L. Pour une contrastivité revisitée, p. 396.

271.

Beacco, J.-C. Les dimensions culturelles des enseignements de langue.