7.4. Asymétrie des rapports avec la norme.

De ce contrôle formel de l’expression de l’élève adossé au code écrit et exercé par le professeur dans un exercice dont le ressort est la production orale naît une asymétrie remarquable dans notre corpus de cours entre l’oralité de la langue des professeurs dont la maîtrise de l’espagnol est proche de celle de natifs et la facture très écrite de la production orale des élèves. Dans le cours Lycée 1, le professeur pour introduire un nouveau document dit :

‘«bueno pues entonces vamos a seguir con++ el tema de ahora tema INTERESANTÍSIMO ya veréis con este otro documento que éste ya creo que no lo habéis visto espero que no hay+ que no lo hayáis visto me parece que no un poco ENIGMÁTICO o sea que preparaos +++
tenéis la palabra ahora..primera impresión..qué os parece..Jérôme.qué te parece primera impresión impresión eh↑ nada de análisis impresión↑↑ »[Bon, ben alors on va continuer avec … le thème du moment thème très intéressant vous allez voir avec ce nouveau document celui-là je crois que vous ne l’avez pas vu j’espère qu’il n’y a que vous ne l’avez pas vu je crois que non un peu énigmatique alors préparez-vous… vous avez la parole maintenant … première impression… qu’est-ce que vous en pensez…Jérôme qu’est-ce t’en penses première impression impression hein pas d’histoire d’analyse impression.]’

La seule lecture du passage montre combien ce que dit le professeur et la façon dont il le dit, est immergé dans une situation complexe sur laquelle il agit en jouant d’une foule de paramètres. La forme que prend le contenu propositionnel de l’intervention du professeur obéit à une logique de l’action ou plus précisément de l’interaction et s’éloigne fort des canons de l’expression que les élèves sont souvent sommés d’observer. Le professeur use du langage pour mettre sa classe en ordre de marche en vue de l’explication commentaire d’un document et l’objet linguistique est vigoureusement modelé à cette fin. C’est la prosodie qui impose sa loi et qui organise le discours, qui met en scène les contenus. Pour créer l’expectative le professeur use de la fonction phatique du langage « Bueno », « pues », « entonces », « eh », « ya », les quelques apports de sens sont servis par cette mise en scène sonore et par des procédés stylistiques tels que la répétition (« impresión » répété trois fois), l’irruption de l’impératif (« preparaos »), l’utilisation de deux adjectifs accentués sur l’antépénultième syllabe produisant un effet d’emphase (« interesantísimo » et « enigmático »). La structure syntaxique est complexe et heurtée :

‘« …vamos a seguir con el tema de ahora tema interesantísimo ya veréis con este otro documento que éste ya creo que no lo habéis visto espero que no hay- que no lo hayáis visto me parece que no un poco enigmático o sea que preparaos »’

Le verbe “seguir” peut permettre d’exprimer en espagnol que l’on continue de faire une action et si cette action n’est pas évoquée par un verbe mais par un substantif, alors on introduit ce dernier au moyen de la préposition « con », « seguir con el tema » pourra donc se traduire par « continuer le thème » ou « continuer à étudier le thème ». La préposition est ici liée au verbe « seguir » dont elle nourrit le contenu sémantique. Or la même préposition apparaît dans la même phrase presque immédiatement mais cette fois elle n’est pas commandée par le verbe : « con este otro documento », elle signifie cette fois « au moyen de ». Cependant on constate, à l’audition, que ce hiatus dans la construction ne contrecarre pas la compréhension, c’est qu’une super structure enveloppant l’agencement linguistique prévaut sur lui et que la succession parfaitement orchestrée : « seguir, tema, interesantísimo, otro documento » [continuer, thème, très intéressant, autre document] est plus signifiante que si chacun des éléments de la chaîne de sens étaient reliés entre eux par des connecteurs qui seraient indispensables à l’écrit. Et que dire de la suite de la phrase où une incise, elle-même augmentée de deux expensions sous forme de deux propositions, retarde la qualification du substantif resté en suspens ?: « un documento….un poco ENIGMÁTICO». Le professeur maîtrise l’usage de la langue orale, il « parle oral » dans la mesure où son discours est structuré par une logique interne au service d’une efficacité d’action sur l’interlocuteur qu’est la classe.

Quelle que soit la phase du cours, la langue du professeur conserve les mêmes caractéristiques. Au regard de la production oralissime du professeur, celle de son interlocuteur élève dans l’exemple que nous citons ici relève d’une toute autre logique.

P
Ee
P
Ee
P
Ee
P
Ee
P


Ee
P
Ee
P
Ee
muy bien
y también↑
sí ↑↑
hay un sentimiento de de

(₪une espèce de {000})
Sí sí sí de de de inestabilidad
de inestabilidad que se destaca de
bien bien bien. y entonces muy bien la idea de de de carencia y de falta y de inestabilidad entonces qué falta ↑ Parece que falta qué ↑ Ahora lo puedo poner he ↑ qué falta ↑ ++ Hombre si quieres seguir, sigue con la idea.
Parece que falta +++ el +++…
[el ↑
₪focus ↑
focus qué quieres decir con el focus ↑
el ++ falta un personaje
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L’écart est saisissant entre la langue du professeur et la langue employée par les élèves qui a des caractéristiques formelles marquées : Bien que simple, la syntaxe est le plus souvent irréprochable : « Hay un sentimiento de inestabilidad que se destaca de… » [ il y a un sentiment d’instabilité qui ressort de ]. On avait trouvé précédemment : « Parece que es la pelota de un niño porque tiene muchos colores »[On dirait que c’est le ballon d’un enfant parce qu’il a beaucoup de couleurs]. Syntaxe qui contraste avec celle du professeur qui comme précédemment se caractérise par des ruptures incessantes :

‘« bien bien bien. y entonces muy bien la idea de de de carencia y de falta y de inestabilidad entonces ¿qué falta ? ¿Parece que falta qué ?” [ bien, bien, bien, et alors très bien l’idée de de de carence et de manque et d’instabilité, alors qu’est-ce qu’il manque? On dirait qu’il manque quoi ? ]’

Et tandis que le professeur fait jouer les ressorts de la juxtaposition, de l'ellipse, des formules langagières ritualisées : «  Primera impresión, eh, nada de análisis, impresión… » « vale » « eh »[Première impression, hein, pas question d’analyse, impression…d’accord…hein] les élèves utilisent de nombreux articulateurs de discours : « Parece que, también »et plus loin dans le cours : «  mientras que, en efecto, tal vez, porque, lo único que, por eso ». Si le professeur « parle oral », ses élèves « parlent écrit ». Précisons toutefois que le professeur use de la langue orale dans la gestion du cours mais qu’il opère une espèce de dédoublement quand il s’agit de secourir un élève en difficulté ou de relancer une prise de parole comme nous l’avons vu plus haut lorsque nous avons examiné le rôle du professeur. Dans ce cas il se conforme aux impératifs formels qu’il entend imposer à ses élèves. L’asymétrie que nous avons signalée n’est donc pas régulière. Dans le cas que nous avons observé, le professeur adapte son propos à l’exigence du moment : si son intervention est fonctionnelle du point de vue de la marche de la classe, la langue qu’il pratique a toutes les caractéristiques de l’oral mais si elle a pour but d’offrir un modèle immédiat à l’élève, alors elle se plie aux règles de l’orthodoxie écrite. L’asymétrie est à géométrie variable mais on remarquera que la variabilité est l’apanage du professeur. Lorsque l’élève, en insécurité linguistique en langue étrangère, tente une production, il se conforme aux normes de l’écrit mais il est encouragé, soutenu, outillé par le professeur dans une langue qui a les caractéristiques de la langue orale et nous avons vu que ce tutorat peut être très étroit.