7.4.1. La norme des professeurs en insécurité linguistique.

Si les scripts des professeurs experts dont nous disposons et qui font preuve d’une aisance remarquable dans la langue qu’ils enseignent font apparaître clairement cette dichotomie, il n’est peut-être pas inutile de s’interroger sur les conséquences d’une insécurité linguistique qui serait aussi le fait du professeur.

Notre expérience de formateur nous a conduit dans de nombreuses classes de jeunes professeurs qui ne maîtrisaient pas l’espagnol au point de gérer efficacement le comportement du groupe classe avec cet outil tout en menant le cours magistral dialogué. Nous avons dit la complexité du rôle du professeur dans cet exercice qui consiste, par un traitement approprié du document d’appui, à faire naître chez l’élève l’envie de parler et de le faire avec les outils linguistiques qu’offre le document. Nous avons vu à quel degré d’habileté arrive le professeur expert dont la langue oscille du code de l’oral au code de l’écrit selon qu’il est occupé à gérer le groupe, le tour de parole, les comportements individuels parasitaires, la production linguistique. On pourrait oser une métaphore tirée de la construction, ce qui convient assez à la situation puisque qu’on s’inscrit dans une vision cumulative de l’apprentissage : le professeur fournit la pierre et le ciment. Si l’élève apporte son concours à la disposition des pierres, le professeur assure l’assemblage grâce à un matériau plus souple, plus plastique, plus adaptable : le code oral. Comment peut s’acquitter de sa tâche un professeur qui n’a pas ce savoir-faire langagier en langue espagnole –voire en langue française–? Il ne lui reste qu’à se trouver des stratégies de contournement. Celle qui semble la plus fréquente est l’anticipation. Elle est en quelque sorte instituée par les documents d’accompagnement qui comme nous l’avons vu proposent des sortes de « scripts prévisionnels » des cours. La préparation de cours revient donc à anticiper ce qu’il va falloir dire aux élèves et ce que ces derniers vont certainement répondre. Il va sans dire alors que plus le professeur est en insécurité linguistique, plus la préparation sera détaillée. Si nous avons vu maintes préparations de ce type chez des professeurs stagiaires, nous prendrons, pour en appréhender les caractéristiques générales et donc les incidences sur la langue du cours, les propositions qui sont faites par les guides pédagogiques qui accompagnent les manuels. Ces ouvrages se situent au carrefour entre l’injonction institutionnelle et la demande des professeurs. L’objectif de leurs auteurs est de satisfaire, chez le maître qui s’est rendu acquéreur, un besoin de compréhension des outils pédagogiques présentés dans le manuel de référence et un désir d’efficacité dans leur utilisation. Et comme de surcroît il est de tradition en espagnol que les manuels soient supervisés par des inspecteurs de l’Education nationale, l’utilisateur du livre du maître est enclin à penser que les préconisations qui y figurent ne sont que la traduction pratique des Instructions Officielles.

Nous prenons pour illustrer notre propos une page du guide pédagogique 275 qui accompagne le manuel Nuevos Rumbos, classe de Seconde 276 , paru en 2003. Il s’agit d’aider le professeur à construire un cours à partir d’un extrait du roman El amante bilingüe de J. Marsé.

Ce passage est le dialogue qui s’établit entre un homme mûr et une jeune enfant aveugle qui est en train de perdre le souvenir des couleurs et des visages et qui dit son angoisse. Son interlocuteur tente de dédramatiser la situation en feignant la désinvolture.

- Bueno, ¡qué más da ! – dijo Faneca queriendo animarla – figúrate una paloma de color rosa. ¡Qué bonita! - Bah, qu’est-ce que ça peut faire? – dit Faneca – Tu n’as qu’à imaginer un pigeon rose. ¡Qu’est-ce que c’est beau !
- Estoy empezando a olvidar las caras de las personas – dijo Carmen. Eso es lo más terrible. Apenas me acuerdo de la cara de mi abuela. Pasan los años y las facciones de la gente que he conocido se borran de mi memoria. - Je commence à oublier le visage des gens –dit Carmen. Ça c’est ce qu’il y a de plus terrible. C’est à peine si je me souviens du visage de ma grand-mère. Les années passent et les traits des gens que j’ai connus s’effacent de ma mémoire.
- Pues tanto mejor, criatura ; anda por ahí mucho feo. - Ben, tant mieux, ma petite, y a tellement de gens laids.

Pour le passage que nous avons transcrit, les suggestions que les auteurs du guide pédagogique adressent au professeur s’organisent selon un schéma binaire comme dans le reste de l’ouvrage : ce que le professeur peut faire et ce qu’il est important que les élèves produisent. Nous copions ici le passage qui intéresse la partie que nous venons de reproduire 277  :

Si no surge ninguna expresión espontánea, el profesor preguntará, por ejemplo, a sus alumnos si han notado optimismo en lo que dice Faneca, y si saben decir cómo este hombre anima a la niña ciega. Si aucune expression spontanée ne survient, le professeur demandera, par exemple, à ses élèves s’ils ont remarqué de l’optimisme dans ce que dit Faneca, et s’ils savent dire comment cet homme réconforte la jeune fille aveugle.
Lo importante:
Para animar a la niña, Faneca le dice que si se figura una paloma rosa, “Pues tanto mejor”, está muy bien, porque es una paloma muy bonita.
Faneca dice “¡qué más da!” porque quiere restar importancia a lo que le pasa a Carmen.
Ce qui est important:
Pour réconforter l’enfant, Faneca lui dit que si elle se représente un pigeon rose, « ben tant mieux », c’est très bien, parce que c’est un pigeon très joli.
Faneca dit « Qu’est-ce que cela peut faire ? » parce qu’il veut minimiser ce qui arrive à Carmen.
[ce sont les rédacteurs qui soulignent]

Le professeur qui prépare son cours et qui n’est pas sûr de pouvoir disposer des ressources linguistiques et plus généralement langagières nécessaires pour tutorer la production de ses élèves, va se réfugier dans une anticipation millimétrée qui consistera à rédiger toutes les questions susceptibles d’entraîner les réponses mises en exergue dans la rubrique « lo importante » [ce qui est important] et à prévoir toutes les variantes des réponses de ses élèves afin de ne pas être pris au dépourvu. Ce questionnement ne peut, dès lors, dans sa facture, qu’être conforme aux règles de l’écrit et le professeur malhabile dans l’exercice complexe du cours canonique ne s’aventurera pas hors du sentier qu’il s’est frayé avec les conseils éclairés du guide pédagogique qui ne rechigne pas à formuler lui-même les questions pour aider le professeur dans la phase terminale du commentaire :

Le caractère élaboré, très construit des questions citées et le caractère impérieux du passage par « ce qui est important » bornent l’exercice du maître qui doit produire et faire produire une langue conforme à la norme écrite.

On remarque donc que lorsque le professeur n’a pas une aisance proche du locuteur natif, la langue utilisée pour assurer l’organisation va avoir tendance à prendre les mêmes caractéristiques formelles que celle que l’on fait apprendre. En d’autres termes, l’insécurité linguistique des apprenants et même celle du professeur conduisent paradoxalement, dans le cadre du cours magistral dialogué, à l’observance par l’un et par les autres de la norme écrite. Où l’on voit, d’autre part, que la communication qui doit caractériser l’exercice va se trouver corsetée par toutes ces contraintes mais nous y reviendrons plus bas.

Notes
275.

Bannier, F. & al. Nuevos Rumbos, espagnol seconde, guide pédagogique.

276.

Bannier, F. & al. Nuevos Rumbos, espagnol seconde, p. 32.

277.

Nous les produisons tels qu’ils sont donnés en espagnol et nous les traduisons.