8.2.4. La preuve par Vygotski. 293

Si la langue étrangère est étrangère, elle ne l’est que pour celui qui la nomme de cette façon, elle n’est donc étrangère que par rapport à celle qu’il parle :

‘« La position d’étrangeté de la langue n’est ainsi que du point de vue du sujet et du groupe auquel il appartient et qui s’identifie comme tel par le fait de partager un idiome commun dénommé justement langue maternelle. » 294 [Souligné par l’auteur]’

La seule diversité des langues maternelles présentes dans la salle de classe fait déjà apparaître que ce que l’auteur appelle « la dépendance fondatrice »de la langue cible à la langue maternelle, est du domaine de l’individuel. Mais il n’est pas nécessaire que la langue maternelle de l’individu soit différente de celle de son voisin pour que cette dépendance soit elle-même différente car ce qu’engage l’individu dans son rapport à la langue étrangère, c’est bien les significations qu’il s’est construites intimement dans sa langue maternelle. Les significations, les concepts sont déjà formés dans la langue maternelle quand le sujet entre en contact avec la langue étrangère :

‘« Comme on sait, l’assimilation d’une langue étrangère à l’école suppose un système déjà formé de significations dans la langue maternelle. En l’occurrence, l’enfant n’a pas à développer à nouveau une sémantique du langage, à former à nouveau des significations de mots, à assimiler de nouveaux concepts d’objets. Il doit assimiler des mots nouveaux qui correspondent point par point au système déjà acquis de concepts. De ce fait un rapport tout à fait nouveau, distinct de celui de la langue maternelle, s’établit entre le mot et l’objet. Le mot étranger que l’enfant assimile a avec l’objet un rapport non pas direct mais médiatisé par les mots de la langue maternelle. » 295

Le système de signification construit dans la langue maternelle organise donc la médiation entre les significations en langue étrangère et le monde. C’est la relation au monde à travers sa langue maternelle qui permet d’établir un système de significations en langue étrangère qui ne vient pas se superposer au premier mais qui a besoin du premier pour se constituer. S’appuyant sur le texte de L. S. Vygotski, B. Mallet montre, à la suite de ce constat, combien sont opposés dans leurs visées les processus qui sont à l’œuvre dans la construction des significations selon qu’il s’agit de la langue maternelle ou de la langue étrangère :

‘« (…) Dans l’activité psychique du sujet, la nécessaire relation entre les signes et les choses s’étaye, pour la langue étrangère, sur la relation déjà existante dans la langue maternelle. Ce qui implique que les formes signifiantes manipulées dans l’apprentissage de la langue étrangère ont d’emblée des caractéristiques (abstraction, systématicité), auxquelles l’usage de la langue maternelle ne parvient que difficilement et tardivement. » 296

Chronologiquement, l’usage de la langue maternelle s’installe sur la base d’une transparence entre le dire et le monde qui est dit, entre l’expérience et l’expression de l’expérience. En revanche, l’apprentissage de langue étrangère exige, dans sa phase initiale un rapport conscient à la langue. L.S. Vygotski présente ainsi ces deux parcours de signes contraires :

‘«  Si le développement de la langue maternelle commence par sa pratique spontanée et aisée et s’achève par la prise de conscience de ses formes verbales et de leur maîtrise, le développement de la langue étrangère commence par la prise de conscience de la langue et sa maîtrise volontaire et s’achève par un discours aisé et spontané. Les deux voies vont en sens opposé. » 297

Mais que les mouvements aillent dans deux sens opposés ne signifie nullement qu’ils soient déconnectés l’un de l’autre, bien au contraire. L.S. Vygotski poursuit :

‘« Mais entre ces voies de sens opposé il existe une interdépendance réciproque. »’

La question du lien entre langue maternelle et langue espagnole ne saurait être ramenée au débat oiseux de la légitimité de la présence du français en cours d’espagnol. Son traitement conditionne de façon décisive l’apprentissage de langue étrangère. S’il est acquis que le sujet ne saurait se passer de la médiation de sa langue maternelle pour créer son système de significations en langue étrangère, c’est la question de la prise en compte de cette donnée dans l’enseignement - apprentissage de langue étrangère et des modalités de cette prise en compte qui est posée.

Notes
293.

Nous empruntons notre titre à B. Mallet.

294.

B. Mallet, Ela, n° 131.

295.

Vygotski, L.S. Pensée et langage, p. 292. Cité par B. Mallet.

296.

Ibid.

297.

Ibid.