8.2.5. Interlangue et cours canonique, deux logiques irrémédiablement antinomiques.

W. Klein pose que le sujet a très vite à sa disposition une « langue d’apprenant » et qu’il va très progressivement la modifier en direction de la langue cible, il s’agit donc de transformer un système linguistique en un autre mais il met une condition à cette évolution :

‘« Une telle transformation n’est possible que si l’apprenant est en mesure de percevoir des différences entre la langue cible et sa propre langue d’apprenant. »’

Si cette identification des différences, opérée par le sujet lui-même sur sa propre interlangue est la condition de l’apprentissage, la facilitation de cette identification est du ressort de l’enseignement. Or pour s’approprier un système linguistique qui suppose l’imbrication de compétences multiples – elles-mêmes préhensibles que décomposées en micro compétences–, le cours canonique d’espagnol n’a à proposer comme facilitation que le hasard de la rencontre fortuite entre une hypothétique disposition à l’apprentissage d’une micro ou d’une macro compétence non définie d’avance et une non moins hypothétique situation d’apprentissage.

Nous avons fait appel à L. S. Vygotski pour dire la dépendance fondatrice qui lie la langue maternelle et la langue étrangère chez l’apprenant. D’autre part nous avons vu comment, selon V. Castellotti, l’interlangue se développe au point de rencontre entre l’une et l’autre, qu’elle est un processus dynamique fondé sur une démarche de essais – erreurs, d’hypothèses testées dont la validation ou non détermine les hypothèses et les expérimentations suivantes et ainsi de suite. La question se pose alors de savoir si les conditions d’apprentissage, et donc les enseignements qui sont préconisés sont ou non de nature à faciliter ce processus. En distinguant comme nous le faisons le processus qui se développe chez l’apprenant de l’enseignement qu’il reçoit, nous nous référons à la distinction que fait L.S. Vygotski entre apprentissage et développement. N’affirme-t-il pas :

‘« Le seul bon enseignement est celui qui précède le développement. » 298

Ce faisant il attribue à l’apprentissage un rôle déterminant sans toutefois subordonner de façon mécanique le développement à cet apprentissage parce que si celui-ci a une logique externe, celui-là a une logique interne. La collaboration avec l’autre qui caractérise l’apprentissage rend possible le passage d’un stade de développement donné à un stade supérieur. L’intervention d’autrui ne saurait donc être arbitraire ou aléatoire si elle vise le maximum d’efficacité, aussi L. S. Vygotski préconise-t-il dans une démarche d’enseignement de cerner « la zone proximale de développement », cette marge dont dispose l’individu à la fois déterminée par son stade de développement et par sa capacité à l’occuper pour peu qu’autrui lui vienne en aide d’une façon adaptée. Le concept de « zone proximale de développement » permet tout à la fois de situer le pédagogue et de lui donner un rôle essentiel dans l’apprentissage mais il rappelle que tout développement répond d’abord à une logique individuelle. Le concept d’« interlangue », loin de s’opposer ou de se superposer à celui de la zone proximale de développement, vient le prolonger en en offrant un éclairage spécifique à l’enseignement - apprentissage des langues étrangères. Le développement de l’« interlangue » telle que nous l’avons définie, est en fait le développement d’un sujet en tant que locuteur en langue étrangère. On trouve par exemple la preuve de cette continuité dans cet autre concept de « séquences potentiellement acquisitionnelles » élaboré par J.-F. De Pietro, M. Matthey et B. Py qui désigne ces moments privilégiés dans la conversation exolingue, où des formes apparaissent qui « indiquent que l’interlangue de l’alloglotte est en train de bouger » 299 .Il faut pour cela que la séquence soit « potentiellement » en mesure de favoriser le développement, c’est-à-dire qu’elle s’inscrive dans cette zone où pour celui qui apprend l’imitation fait « bouger » la limite de ce qu’il sait.

La caractérisation que nous avons faite de l’objet à apprendre dans le cours magistral dialogué d’espagnol (la centration sur le linguistique, une langue hiératique, immédiatement conforme à la norme), la description que nous avons faite de la situation d’apprentissage (un professeur hypertonique, des élèves pris collectivement et hypotoniques), le constat du peu de cas qui est fait des activités cognitives, ne sauraient permettre à l’apprenant de travailler à l’évolution de son « interlangue ». Le cours canonique d’espagnol est irrémédiablement incompatible avec le développement conscient et raisonné de l’«interlangue », il ne peut servir qu’à accumuler des formes et au mieux à laisser se développer de manière aléatoire une « interlangue » en jachère, maintenue en clandestinité par le recours constant à une norme extérieure et par l’absence de visibilité de l’apprentissage proposé.

Notes
298.

Schneuwly, B. & Bronckart J-P. Vygotski aujourd’hui.

299.

Py, B.  Les stratégies d’acquisition en situation d’interaction. p. 82.