8.2.6. Disqualifié par son pouvoir simplificateur.

C’est que l’extrême complexité de la pratique langagière se trouve à ce point réduite par l’intégration didactique, voire la double intégration didactique dont parle C. Puren et que nous avons évoquée au début de ce travail (auquel il faudra ajouter peut-être un cadre scolaire qui n’est pas propre aux langues), qu’une « interlangue », même clandestine, semble peu viable. De nombreux processus essentiels à la pratique langagière n’y sont que peu travaillés : par exemple la phonétique ou la prosodie, ou la pragmatique et, plus encore, l’élève n’apprend pas à les distinguer, à les hiérarchiser, à les travailler. Comment, dès lors, explorer avec l’apprenant la marge de développement pour lui proposer les activités d’apprentissage adéquates ? Comment mettre en place avec lui des stratégies d’apprentissage efficaces qui le soulagent d’activités coûteuses cognitivement ? Le cours canonique a tendance à indiscriminer toutes celles qu’il sollicite et à en ignorer certaines. Nous allons donner ici un exemple significatif tiré de notre corpus.

Pour rendre compte de la complexité de la pratique langagière, M. Pendanx propose une typologie des processus cognitifs à l’œuvre à des degrés divers dans toute activité de langage. Pour ce faire, elle organise d’abord ces processus en deux ensembles distincts en recourant au clivage classique dans la recherche sur l’acquisition de langue étrangère entre processus de bas niveau et processus de haut niveau.

Les processus de bas niveau sont ces processus qui comme ceux qui recouvrent les aspects phonologiques ou les aspects morphosyntaxiques, sont automatisés en langue maternelle, permettant ainsi une focalisation des ressources cognitives sur les aspects relevant du haut niveau, par exemple la dimension sémantique ou pragmatique. Cette distinction permet de mettre en évidence que les ressources cognitives ne sont pas affectées de la même façon selon que l’activité langagière se développe en langue maternelle ou en langue étrangère.

M. Pendanx distingue ainsi les deux types de processus :

‘«- Les processus qu’on appelle de “bas niveau”, relatifs aux aspects phonétiques et prosodiques, graphémiques, lexicaux et morphosyntaxiques de la langue ;
- les processus de “haut niveau”, relatifs à la structuration sémantique, à la cohérence textuelle, à la portée pragmatique et à l’organisation des discours. » 300

Nous avons souligné le risque que court l’apprentissage phonétique d’être purement et simplement oublié dans le cours dialogué d’espagnol que ce soit en réception ou en production. L’inspecteur général qui clôt les débats des Journées ZEP 1999, est parfaitement conscient de ce déficit et sous le titre « correction phonétique », il dit :

‘« L’espagnol est difficile à prononcer : et il ne s’agit pas uniquement des phonèmes qui lui sont propres. L’accentuation pose de redoutables problèmes : lorsqu’on est au fond de la classe –place de l’inspecteur…– on a du mal parfois, étant donné l’acoustique le plus souvent déplorable des salles de classe, à percevoir la totalité des mots ou des syllabes qui sont prononcés. Dans RARO, on perçoit RA, le son RO s’évapore… Qu’entendent les élèves dans ces conditions ? A peu près rien, ou vaguement, ou pas du tout (On reconnaît un phonème ou un son plus aisément si on l’a prononcé).
Il est donc capital d’entraîner les élèves à la correction phonétique : nous ne le faisons pas suffisamment. » 301

Nous ne revenons pas ici sur ce que dit de l’objectif d’apprentissage la formulation « correction phonétique » qui, là encore, semble référer à une norme fixée dans l’espace scolaire au même titre que la norme écrite dont nous avons parlé plus haut. Il nous intéresse de savoir ce que préconise le rédacteur du texte pour pallier ce manque de la didactique traditionnelle de l’espagnol :

‘« Les moments privilégiés de cet entraînement sont la lecture expressive, la récitation de poèmes, les sketches, le jeu théâtral.
On relira avec profit ce que dit M 302 de la lecture expressive, de son rôle déterminant pour assurer et conforter la compréhension, pour récapituler l’essentiel. L’entraînement porte sur la prononciation, l’accentuation, l’intonation, elles sont indissociables : on imite le professeur, un enregistrement, etc.’ ‘J’insiste : cet entraînement conditionne et la compréhension, et la prise de parole : c’est parce que l’on aura prononcé et accentué correctement que l’on comprendra mieux, c’est parce que l’on aura été entraîné à lire des phrases entières correctement et de façon expressive que l’on prendra la parole avec de plus en plus d’aisance. Il faut donc “mastiquer”, exercer les muscles de l’appareil phonatoire. » 303

La lecture à haute voix, bannie depuis des lustres des classes de langue dans maints espaces d’enseignement - apprentissage des langues, notamment en Français Langue Etrangère, se voit parée en espagnol de toutes les vertus ou presque, elle servirait même bien au-delà de ce qui avait été annoncé comme finalité : la correction phonétique.

Nous ne ferons pas ici une analyse exhaustive de tous les processus qui sont à l’œuvre dans la lecture à haute voix. Nous laissons le soin à M. Pendanx 304 de les sérier rapidement en distinguant ce qui, en langue maternelle, relèverait du « bas niveau » et ce qui relèverait des processus de « haut niveau ». Nous nous contentons donc de les reproduire ici sous forme de tableau :

Des processus de bas niveau : Des processus de haut niveau :
1) Reconnaissance lexicale 5) Mise en relation entre le niveau visuel d’une part, et le niveau phonétique et prosodique de l’autre.
2) Reconnaissance des indices morphosyntaxiques. 6) Décalage temporel dans cette mise en relation : afin de préserver la lecture courante, le mouvement de l’œil est en avance sur l’élocution.
3) Structuration de la suite de mots écrits en macro-unités ou « blocs » syntaxiques à l’aide de ces indices. 7) Identification de la structure textuelle.
4) Oralisation de l’écrit : phonétique et prosodie.  8) Intégration sémantique de la totalité du texte.

Précisons que la numérotation des items n’est qu’une commodité de présentation, toutes ces opérations se réalisant simultanément. La combinaison des quatre processus de haut niveau recensés exige de la part du lecteur une intense activité cognitive dont le succès dépend pour une bonne part du degré d’automatisation atteint dans les processus de bas niveau. Certes la lecture à haute voix préconisée par le texte ZEP 99 intervient dans la phase conclusive de l’étude - commentaire d’un texte, aussi peut-on considérer que les processus n° 7 et n° 8 s’en trouvent allégés mais en revanche des phénomènes socio affectifs liés à la situation de classe viennent s’ajouter à la longue liste des paramètres constitutifs de l’exercice. En effet l’adjectif « expressive » pour qualifier la lecture attendue de l’élève et employé à plusieurs reprises, montre que le caractère que va prendre l’oralisation n’est pas seulement conditionné par les indices que le lecteur aura prélevés du texte, il sera aussi largement lié à la situation scolaire. L’interprétation publique exigée vient compliquer encore singulièrement la tâche de lecture à haute voix. Et pour faire bonne mesure, il faut ajouter au coût cognitif des processus de haut niveau et de la gestion des conditions socio affectives, le coût cognitif des processus de bas niveau non encore automatisés, ou partiellement automatisés. Il est donc encore prématuré de parler de processus de bas niveau chez un sujet qui n’a pas encore acquis dans les quatre processus évoqués un degré d’automatisation tel qu’il n’a plus à exercer un contrôle conscient de ces activités. L’apprenant scolaire de langue étrangère est, le plus souvent, bien loin d’avoir atteint ce degré d’automatisation dans les quatre domaines considérés. Aussi, lorsque le rédacteur des documents ZEP 99 préconise la lecture à haute voix pour entraîner à « la prononciation, l’accentuation, l’intonation », il ignore les processus n° 1, n° 2, n° 3 et sous-estime le coût cognitif des processus de haut niveau et de la gestion de la situation scolaire. L’oralisation de l’écrit (phonétique et prosodie) qui est déjà en soi une opération complexe, est ici immergée dans un entrelacs d’activités cognitives qui en interdisent l’apprentissage organisé. La lecture à haute voix, qui acquiert en fin de cours une valeur interprétative, exige de privilégier les processus de haut niveau. Y recourir pour « entraîner la prononciation », c’est-à-dire pour automatiser d’autres processus maintient l’apprenant dans un perpétuel entre deux : en admettant qu’il ait automatisé 1, 2 et 3, quelle valeur d’apprentissage de la production phonétique peut avoir la lecture à haute voix si l’attention de l’élève est accaparée par l’intégration sémantique du texte ?Par ailleurs, « entraîner la prononciation, l’accentuation, l’intonation » tout à la fois à partir d’un texte qui n’a pas été sélectionné à cet effet, c’est indiscriminer les problèmes de prononciation, d’accentuation et d’intonation et c’est les traiter indépendamment des sujets apprenants comme si chacun d’eux n’avait pas à se construire en chacun de ces domaines des savoir-faire qui lui soient propres.

Quel que soit le domaine d’apprentissage, le cours canonique d’espagnol propose toujours comme activité principale le réemploi complexe. Mais cette complexité n’est qu’apparente, elle n’est que dans l’intention, que dans la préconisation du maître. Nous venons de voir que l’apprenant ne peut pas mener de front toutes les activités que le réemploi complexe et immédiat exige. Pire, il risque fort de se contenter de s’appuyer sur les savoir-faire qu’il maîtrise le moins mal et de ne point s’aventurer à travailler les autres. On dira paradoxalement que cette complexité affichée, dont le texte 305 produit par la classe est l’expression, cache une extraordinaire simplification des processus d’apprentissage et de ce fait les neutralise. Car c’est déposséder l’apprenant de son propre apprentissage que de ne pas lui donner l’occasion d’identifier l’objet à apprendre. Apprendre à prononcer l’espagnol en lisant à haute voix un texte que l’on vient de découvrir, n’est pas un objectif d’apprentissage. Tout au plus l’oralisation pourrait-elle être un objectif d’utilisation et comme tel, elle ne saurait développer un savoir-faire spécifique en matière de réalisation phonétique ni faire l’objet d’une évaluation. En ne permettant pas la parcellisation de l’apprentissage de langue étrangère, le cours canonique dépossède l’apprenant d’objectifs préhensibles et atteignables et le maintient en insécurité. Le seul ancrage fort demeure donc la langue telle que nous l’avons décrite précédemment : savoir constitué pour la classe et la civilisation entendue comme une collection d’objets.

Notes
300.

Pendanx, M. Les activités d’apprentissage en classe de langue, p. 63.

301.

Corpus, journées ZEP 1999, p. 44.

302.

L’inspecteur cite ici l’un des participants.

303.

Ibid.

304.

Op. cit. p. 63-64.

305.

Texte est ici utilisé au sens de production linguistique.