8.3. Maîtrise de la langue ou maîtrise des formes linguistiques.

8.3.1. L’entraînement systématique des savoir-faire linguistiques n’est pas digne de la classe.

Le seul examen des propositions institutionnelles qui sont faites dans le cadre du cours magistral dialogué d’espagnol pour faire accéder l’élève à la maîtrise de la production phonétique montre l’irréductible opposition entre un dispositif dont la visée intégrative exige des raccourcis vertigineux et la parcellisation de l’apprentissage qui semble la seule démarche susceptible de permettre à chaque apprenant de se construire un savoir-faire adapté en ce domaine. Si ce refus de la parcellisation de l’apprentissage se manifeste dans le domaine de la phonétique qui pourrait, compte tenu de ses spécificités, être facilement détaché et faire l’objet d’un traitement particulier, on mesure combien toute volonté de déconstruction de la langue et des savoir-faire langagiers à des fins d’apprentissage sera considérée comme une remise en question de l’essentiel. C’est ainsi qu’est bannie par exemple toute phase d’entraînement spécifique en morphologie lexicale. A en croire les Instructions Officielles, la construction de ce savoir-faire (savoir repérer des composés, des dérivés etc. et éventuellement savoir les reconstruire) se fait « naturellement » pour peu que le professeur ait sélectionné les documents adéquats :

‘«Grâce à l’étude des documents proposés par le professeur, l’élève appréhende ainsi naturellement les procédés de construction du lexique propres à chaque langue (procédés morphologiques, compositionnels, etc.) ainsi que les modes de regroupement des mots en unités plus larges. » 306

Donner à l’élève, par l’exercisation, les moyens de repérer et de se construire des régularités morphologiques semble considéré comme indigne d’un apprentissage scolaire de langue. Il y aurait là comme une faiblesse, une manière de sacrifier à un utilitarisme de mauvais aloi. A l’examen du cahier de textes d’un professeur, l’inspecteur déplore :

‘« La notion de “ devoirs” et de leur fréquence n’apparaît pas. » 307

Mais cette phrase est immédiatement précédée d’une autre qui sonne comme une condamnation, les guillemets laissant entendre l’étrangeté de la notion :

‘« On fait beaucoup de“ travaux pratiques” ». 308

Toute approche systématique de savoir-faire linguistiques représente un danger  dans la mesure où cette appropriation d’un savoir pratique ne serait pas dans le temps et l’espace du cours de langue au service d’une pensée. « L’idée induit la langue »proclame à plusieurs reprises l’auteur de plusieurs rapports d’inspection de notre corpus, interdisant de la sorte toute activité d’apprentissage linguistique qui ne soit pas générée par une activité de commentaire ou au moins greffée sur un objet d’étude bien choisi. Le document d’appui semble donc agir comme le meilleur garde-fou capable d’éviter les dérives de la tentation utilitaire. On trouve dans les documents ZEP 99, sous la plume de l’un des rapporteurs, la description du chemin étroit qui est proposé au professeur d’espagnol :

‘« Il faut sortir le plus possible des analyses de documents à la seule troisième personne pour éveiller des échos plus personnels, faisant allusion à leur vécu [L’auteur évoque les élèves], et choisir des documents adaptés à leur âge, parfois avancé. Nous rejetons tout autant une langue purement utilitaire qu’une dérive littéraire ou pseudo culturelle au profit d’une langue authentique, telle qu’elle est parlée, et que l’élève s’appropriera peu à peu… » 309

Difficile exercice que celui qui consiste à faire produire de la langue à partir d’un document mais qui soit plus que de la langue de commentaire car l’auteur laisse entendre que si tel n’était pas le cas, il n’y aurait pas d’investissement de la part du locuteur élève, investissement qu’il semble considérer comme une condition sine qua non pour qu’il y ait apprentissage. Nous avons dit dans les chapitres que nous avons consacrés aux rôles respectifs des agents du cours canonique que ce dernier ne fonctionnait qu’au prix d’une dévirtualisation sociale du document d’appui, d’une hypertrophie de la place du professeur et nous avons souligné que dans ce dispositif, l’élève n’était que réactif. L’indigence de son rôle n’est pas compensée par la dignité du propos. Certes on a fait réagir l’élève à un poème de Machado ou au texte de D. Medio intitulé La primera clase de la maestra mais l’essentiel de l’activité de l’élève a été de répéter sur tous les tons et de mille façons en espagnol, que « la maîtresse avait peur parce qu’elle faisait cours pour la première fois », autant de phrases qu’il lui restait à apprendre par cœur pour le cours suivant. Les documents d’accompagnement montrent ainsi la nécessité d’une systématisation dans l’apprentissage de la langue mais n’en font pas un objectif de cette phase du cours, laissant croire à l’élève que ce qui est dit présente quelque intérêt quand c’est la façon dont c’est dit qui mérite son attention. Tout se passe comme si cela était inavouable et dès lors on ne sera pas surpris de ne trouver nulle part des indications ou recommandations qui permettraient d’évaluer l’effet de ces répétitions, de mesurer éventuellement leur transférabilité. Si les documents d’accompagnement des programmes de seconde parus fin 2003 n’envisagent pas plus que leurs prédécesseurs de collège l’apprentissage sous cet angle, il est à souligner que certains manuels récents invitent l’élève à des entraînements plus systématiques. Tel est le cas par exemple, du manuel Nuevos Rumbos, Seconde 310 qui propose à la fin de chaque leçon une série d’exercices de manipulation linguistique sous le titre évocateur : « Entrénate » [entraîne-toi].

Si les formes linguistiques ont vocation à être apprises par les élèves, leur utilisation ne fait donc pas traditionnellement l’objet d’un apprentissage spécifique au motif qu’il ne serait que « pratique » et qu’il évacuerait « l’idée ». Le réemploi sera donc aléatoire et essentiellement dépendant de l’envie de l’élève de faire son métier d’élève, c'est-à-dire de réutiliser les objets linguistiques qu’il a en réserve.

Si l’on retient cette hypothèse optimiste, on dira que la découverte et le réemploi immédiat de formes linguistiques dans des activités scolaires codifiées peut garantir, chez l’individu volontaire, un réemploi postérieur délibéré dans des activités semblables mais il n’en demeure pas moins que ces activités n’ont rien à voir avec un apprentissage des usages de la langue dans la perspective d’agir sur l’autre et d’être agi par lui. Si les savoir-faire linguistiques ne font pas l’objet, comme nous l’avons vu, d’une attention spécifique, on ne s’étonnera pas que les savoir-faire langagiers ne soient jamais évoqués dans les textes institutionnels dont nous disposons.

Notes
306.

France, M.E.N., B. O. n° 7, oct. 2002, p. 6.

307.

Rapport d’inspection n° 2.

308.

Ibid.

309.

Corpus, journées ZEP 99, p. 34.

310.

Bannier, F.& al. Nuevos Rumbos, espagnol, seconde.