8.3.4. Langue et langage.

Le cours canonique d’espagnol n’entretient pas seulement la confusion entre code et sens, il nourrit l’illusion que la connaissance des formes linguistiques de l’espagnol donne accès au langage dans une situation de communication exolingue. Le programme de la classe de seconde ne proclame-t-il pas avec une parfaite candeur qu’en fin de seconde

‘« L’élève doit pouvoir participer à une conversation, sur des sujets de la vie quotidienne, communiquer simplement avec un locuteur natif, raconter une expérience personnelle, exprimer son point de vue. » 317  ?’

La présence de l’adverbe « simplement » ne saurait suffire à convaincre de la facilité de l’apprentissage de tous les savoir-faire langagiers que requièrent de pareilles capacités. Le terme de « conversation » laisse entendre que l’apprenant a été préparé puis entraîné à interagir avec un locuteur natif, à mobiliser des connaissances linguistiques, socioculturelles pour agir et interpréter or rien de semblable n’est jamais évoqué dans les propositions qui sont faites par les documents d’accompagnement pour élaborer des situations d’apprentissage.

On pourrait de la même façon relever d’autres capacités évoquées (« raconter une expérience personnelle » ou « exprimer son point de vue ») et faire le même constat de carence de l’apprentissage. Certes les outils linguistiques nécessaires au récit ou à l’expression du point de vue sont régulièrement sollicités, réactivés dans les travaux d’analyse de documents ou dans leurs prolongements en exercices individuels mais pour réussir l’acte langagier d’exprimer son point de vue dans une situation d’interaction (ce qui peut revenir par exemple à convaincre un interlocuteur rétif, ou à abonder dans le sens d’un autre mais donc toujours à se situer dans la relation avec l’autre par le langage), ils ne sont que d’un secours limité. Si ces outils linguistiques sont nécessaires, ils sont bien loin d’être suffisants, mais les Instructions n’envisagent aucunement un apprentissage systématique de cette dimension de la communication, ce qui revient à laisser à l’élève le soin de se la construire. Dans cette hypothèse, on mesure combien le rapport au langage que chacun des élèves s’est forgé dans son expérience vitale va être déterminant. Non seulement il n’arrive pas vierge au cours de langue étrangère mais son rapport au monde est informé par l’usage qu’il fait du langage. E. Bautier écrit :

‘« …les usages du langage, des formes discursives, lexicales, syntaxiques récurrentes construisent un mode de rapport au monde, un mode de penser et de faire avec le langage, un mode d’appropriation et de mise en forme de l’expérience, des façons d’interpréter des situations de langage. » 318

L’institution scolaire ne peut donc afficher les objectifs que nous avons soulignés et ignorer qu’ils renvoient à l’expérience individuelle que chaque sujet élève a du langage en tant que pratique sociale. Empruntant à Bakhtine sa conception du discours et du locuteur, E. Bautier affirme :

‘« Parce que le langage ne peut qu’être une construction sociale et renvoyer à des pratiques discursives elles-mêmes socialement construites, produire du langage inscrit de facto le locuteur dans un moment historico-social particulier. Non seulement le locuteur n’existe que dans une dimension sociale (la seule dimension individuelle est celle du biologique), mais la production langagière elle-même ne peut être considérée comme individuelle ». 319

Dès lors l’enseignement - apprentissage de langue étrangère qui se donne pour objectifs ceux qu’affichent les Instructions Officielles ne peut faire l’économie d’une évaluation de ce que l’apprenant sait faire du langage et de la conscience qu’il en a, autrement dit s’il sait « ce que parler veut dire ». Car s’il n’est pas impossible, en utilisant les techniques scolaires adéquates de faire qu’un élève s’acquitte d’une tâche de production linguistique ou de réception, toute action qui utilisera le langage, et dans cet ensemble la langue étrangère, à des fins de modification de l’environnement social ou de lui-même, exigera de l’élève une conscience de langage que le cours magistral dialogué essentiellement orienté vers le produit, ne cultive pas. Peut-être entretient-il même chez les élèves qui souffrent d’un déficit de langage l’illusion que les formes linguistiques peuvent tenir lieu de langage.

E Bautier montre que l’élément différenciateur par excellence entre des élèves en réussite et des élèves en échec est l’usage qu’ils font du langage. Nous reviendrons longuement sur cet enjeu crucial dans notre deuxième partie mais nous pressentons qu’un enseignement apprentissage de langue étrangère qui vise une pratique langagière ne peut s’accommoder de l’effacement du sujet. Il nous semble cependant que le noyau dur de la pédagogie de l’espagnol entretient cette illusion qu’on peut accéder à la maîtrise de la langue étrangère sans se poser en sujet dans son rapport au monde via le langage. Il n’est que de rappeler quelques points que nous avons développés : l’asepsie sociale à laquelle sont soumis les objets utilisés, l’ellipse méthodologique et le lockout des activités cognitives qui interdisent toute maîtrise consciente du processus d’apprentissage et enfin le savoir à acquérir donné comme constitué et non à construire. Un enseignement de langue étrangère qui refuserait de prendre en charge les apprentissages langagiers et qui maintiendrait le schéma décrit pérennise les rapports au langage hérités des histoires personnelles des élèves en difficulté, leur interdisant d’accéder au statut de sujet et hypothéquant, de ce fait, un peu plus le succès de leur apprentissage scolaire. « Donner les mots pour le dire » plutôt que d’aider l’élève à se construire un outil langagier. Que penser en effet d’un apprentissage de langue étrangère, donc, à la différence de la langue maternelle, nécessairement conscient, qui n’enclencherait pas un processus de prise de conscience de langage, donc conscience de sa capacité à agir sur l’autre et d’être agi par lui ?

Notes
317.

Op. cit. p. 51.

318.

Op. cit. p. 21.

319.

Op. cit. p. 39.