8.4.5. Le rapport de la langue avec la culture change-t-il ?

En plus de rappeler l’inféodation de l’ensemble de la démarche d’enseignement - apprentissage au savoir linguistique, la citation précédente rappelle le rôle du document d’appui et des informations culturelles dont il est porteur. C’est que le refus de placer au centre de l’apprentissage les savoir-faire langagiers en langue étrangère a pour effet de dissocier langue et culture et de les renvoyer à leur définition a minima, c'est-à-dire les formes linguistiques d’une part et les savoirs savants d’autre part. Les dimensions culturelles courent le risque d’être ramenées à la simple fonction de décor des enseignements linguistiques quand une centration sur les savoirs langagiers en langue étrangère permettrait, comme le suggère J.C. Beacco, de faire de la culture civilisation un savoir-faire, un savoir, un savoir être et un savoir interpréter, autant de savoirs au service desquels il conviendrait de mettre les savoirs linguistiques. A la lecture des documents d’accompagnement de seconde, on pourrait paradoxalement avoir l’impression que contrairement à ce que nous avançons ici, c’est le linguistique qui est inféodé au culturel et non l’inverse. En effet le document offre un tableau synoptique qui présente des propositions de séquences d’enseignement dont l’unité est le thème culturel constitué à partir du programme officiel : « Vivre ensemble en société, présent et passé ». La ville ayant été retenue comme cadre pour exploiter l’ensemble du thème, les séquences seront réparties sur une série d’une dizaine d’entrées possibles (la ville comme témoin du passé, la ville et ses services, la ville : ses métiers et son activité économique etc.). Nous citons ici une des séquences proposées dans la rubrique : « la ville comme témoin du passé » et une des séquences proposées dans la rubrique : « La ville : ses métiers et son activité économique »

EXEMPLE 1 La ville comme témoin du passé.
Décrire / Rappeler / Rapporter.
Thèmes Lexique/tournures Compétences Activités Supports
Tolède,
Cordoue :
Villes des trois religions
Moros, Judíos, cristianos, Mezquita
(Cristo de la Luz),
sinagoga
(Santa María la Blanca),
La Puerta del Sol,
Iglesia, catedral, capilla.
La fe / el paganismo.
Creyente, pagano,
Mozárabe, mudéjar.
Convivencia, convivir.
Tolerancia, intolerancia.
Savoir parler du patrimoine historique.
Développement de l’esprit critique par une réflexion sur la tolérance :
Thèmes de la convivialité, du respect d’autrui, de la liberté de conscience…
Lecture, mémorisation, restitution. Etude du système verbal. Recherches sur les traces de la religion dans l’Espagne et l’espagnol d’aujourd’hui : étymologie, toponymie, architecture… Cartes, chronologies, chroniques, romances, reportages, photos, dictionnaire encyclopédique, tableaux, littérature classique et moderne…
EXEMPLE 2 La ville : ses métiers et son activité économique.
Dialoguer / Comparer / Approuver / Contredire
Thèmes Lexique/tournures Compétences Activités Supports
Métiers, petits et grands commerces, affaires. La compra : el comprador, comprar, la venta, el vendedor, vender. La tienda, el almacén, el escaparate, la vitrina, la caja, el cajero, el cliente, el consumidor / consumir. El panadero, la pastelería, el pastel, la confitería, el camarero, el carnicero... El supermercado, el banco, la tarjeta de crédito, el cajero automático, sacar dinero. Sumar, restar, multiplicar por, dividir entre. Tener ganas de, querer, desear, necesitar, vacilar, escoger, rehusar, rechazar. Savoir demander, acheter un produit, savoir exprimer un choix, un refus, une hésitation, une envie, un besoin. Exercices sur les monnaies (l’euro et les monnaies américaines). La numération. Les opérations. Jeux de rôles. Supports utilisés dans les commerces :
Dépliants publicitaires, affiches, panneaux, supports d’indication des prix, presse, etc.

Ce tableau fait apparaître que les propositions émanant de l’Inspection Générale d’espagnol renversent la logique établie par le préambule commun qui stipule que « Le contenu culturel délimite le cadre dans lequel le professeur choisit les supports » 330 . Ainsi défini, le contenu culturel ne saurait être premier, pas plus que ne saurait l’être le support ou document d’appui. Ce qui peut prévaloir alors, c’est l’objectif d’apprentissage langagier à partir duquel le didacticien pédagogue précisera les savoirs et savoir-faire qui le constituent et les modalités pour les faire acquérir, modalités qui pourront s’organiser le cas échéant autour d’un ou de plusieurs documents d’appui. En revanche, les rédacteurs des documents d’accompagnement ont isolé un certain nombre de « thèmes culturels » hispaniques compatibles avec les Instructions générales pour construire sur cette base les enseignements. La difficulté réside alors dans l’établissement d’objectifs d’apprentissage lisibles. On en voudra pour preuve l’extraordinaire hétérogénéité des notions que l’on trouve dans les rubriques « compétences » et « activités ». Si la compétence est la faculté de mobiliser des capacités et des savoirs pour faire face à une situation, on remarquera que dans notre exemple n° 1 « La ville comme témoin du passé » aucune des notions figurant dans la colonne « compétences » n’en est et que, de surcroît, on y confond les objectifs de l’enseignant (développer l’esprit critique…) avec ceux de l’élève. La raison en est simple, c’est que ni le savoir savant qui est visé, ni le savoir linguistique (système verbal) ne constituent en eux-mêmes des compétences, seule leur utilisation peut contribuer à renforcer la compétence de communication dans des situations déterminées. En revanche certaines des activités qui sont proposées peuvent aller au-delà d’une simple découverte et constituer une vraie compétence comme celle qui consiste à être capable en mobilisant des savoirs historiques, géographiques et étymologiques de repérer l’origine arabe de mots espagnols. Ce savoir-faire ne manquera pas d’enrichir la relation avec l’interlocuteur hispanique dans maintes situations.

Mais le travail de la compétence de communication est cantonné dans le tableau synoptique que nous commentons et dans les propositions de séquences qui le suivent à des domaines présentés comme strictement fonctionnels et dépourvus de contenus culturels. Le deuxième exemple en témoigne. « Savoir demander, acheter un produit. » « Savoir exprimer un choix, un refus, une hésitation, une envie, un besoin. » sont effectivement des compétences mais la sobriété des activités proposées, l’hypertrophie de l’objectif lexical, l’absence de séquence détaillée de ce type dans la suite des documents d’accompagnement montrent que les usages langagiers propres à ces situations ne sont pas envisagés dans leur complexité socioculturelle alors que le secteur des échanges commerciaux qui est évoqué ici offre un éventail infini de possibilités pour faire entrer l’apprenant dans les subtilités de la modalisation sans laquelle il n’y a pas de communication efficace. Savoir-faire social, et donc culturel par excellence, il pose le problème du maniement du langage pour agir sur l’autre et être agi par lui.

Outiller l’élève pour le « marché linguistique » qui, selon P. Bourdieu, est toute interaction langagière, exige de délimiter avec précision les compétences à lui faire acquérir. Or le traitement des compétences dans les textes que nous commentons comme dans les précédents, n’apparaît que fortuitement.

S’il fallait une preuve du désintérêt dans lequel les rédacteurs tiennent cette approche, il suffirait d’évoquer le savoureux contresens qu’ils commettent en page 7. Les cognitivistes ont montré que les processus mentaux à l’œuvre dans les activités de réception (compréhension orale et compréhension écrite) étaient radicalement différents de ceux qui sont à l’œuvre dans les activités de production (expression écrite et expression orale). Nous reprendrons ces notions dans la deuxième partie de notre travail, contentons-nous de dire ici que cette distinction conduit à différencier les outils linguistiques dont le sujet a besoin pour produire des outils linguistiques dont le sujet a besoin pour recevoir. En matière de lexique, il est important pour pouvoir produire de disposer de mots génériques utilisables dans les situations les plus diverses, les savoir-faire langagiers suppléant le cas échéant les manques de précision : on parlera alors de « vocabulaire de production ». En revanche, en réception, il faut prélever le maximum d’indices dans le discours du natif, aussi est-il important, en matière lexicale de se donner les moyens de donner du sens au plus grand nombre possible de mots sans se donner pour autant l’objectif inatteignable de les rendre disponibles pour la production : on parlera alors de « vocabulaire de reconnaissance ». Malgré son refus d’approcher l’apprentissage par les compétences et donc de s’interroger sur les moyens adaptés à faire acquérir aux élèves, le rédacteur des documents d’accompagnement tente d’user de cette terminologie mais en travestit totalement le sens :

‘« Le mot et les expressions feront donc l’objet de traitements différents :
- si le mot fait partie du vocabulaire dit de reconnaissance, il peut être expliqué rapidement ou traduit (sic) ; il peut même être purement et simplement laissé de côté s’il ne fait pas obstacle à la compréhension du document (sic) ;
- s’il fait partie du vocabulaire de production, c’est-à-dire s’il est indispensable pour communiquer de manière générale ou sur le thème donné, il doit être mémorisé. C’est ce vocabulaire de production que l’élève devra apprendre en priorité aux fins de mobilisation immédiate. (sic) »’

Rien ne semble ébranler cette certitude que la langue existe hors de celui qui l’utilise, pas même le maniement de notions qui disent très exactement le contraire. L’indifférenciation des apprentissages, et donc des objectifs, qui s’inscrit dans la droite ligne de l’intégration didactique observée dans le cours canonique et dont nous avons parlé à maintes reprises, en est le signe le plus patent, la présence récurrente du mot « compétence » n’y change rien. On admettra que les macro compétences que sont la compréhension et l’expression ne peuvent devenir des objectifs d’apprentissage que détaillées en micro compétences, or, quand les rédacteurs des documents d’accompagnement de seconde font le bilan des trois séquences qu’ils proposent aux professeurs et que nous reproduisons ici, ils ne les détaillent à aucun moment. En revanche le bilan des formes linguistiques travaillées offre de multiples précisions. 331

Les savoirs culturels qui fédéraient les séquences ne sont plus évoqués dans le bilan que par une formule générique « compétence culturelle » et ne sont d’aucune manière présentés comme de nature à enrichir la compétence de communication. Ces trois bilans disent assez par le choix des rubriques qui sont présentées et leurs volumes respectifs la prééminence du savoir linguistique et donc la survivance de ce que nous avons appelé le noyau dur de la didactique de l’espagnol.

Notes
330.

Op. cit. p. 6.

331.

Op. cit. p. 25, 27, 30.