8.4.7. La stratégie compensatoire des nouvelles instructions.

Ni la conception de la langue et donc de son apprentissage, ni les modalités de l’analyse collective, ni les objets proposés à cette analyse ne changent donc, mais le fossé qui se creuse entre le modèle et l’orientation langagière affichée, toutes langues confondues, par le préambule, conduit les auteurs des Instructions Officielles d’espagnol et les rédacteurs des documents d’accompagnement à tenter une synthèse illustrée par des propositions d’action pour la classe.

Compte tenu de ce que nous venons de dire, le mot synthèse est déjà inapproprié dans la mesure où le noyau dur ne se modifie pas et que donc les orientations nouvelles ne s’y fondent pas mais viennent se surajouter bien que le texte des Instructions Officielles suggère une continuité :

‘« D’autre part, ce programme multiplie les situations – imitation, réemploi, jeux de rôles, simulations, échange avec un correspondant étranger, lecture, rédaction synthèse, etc. – dans lesquelles l’élève pourra et devra s’exprimer dans la situation d’échange véritable que l’enseignant aura su mettre en place à la faveur de l’étude des nombreux thèmes culturels proposés. Ces situations doivent permettre d’atténuer le rôle de langue de commentaire trop longtemps assigné à l’espagnol dans la classe de langue et d’en faire ce qu’elle est dans la réalité quotidienne de ce nouveau siècle, autant en Espagne qu’en Amérique Latine : une langue de communication. Il va de soi que cette option nouvelle n’a rien d’exclusif et n’interdit nullement le commentaire dans la pratique pédagogique ; elle se propose seulement de rétablir l’équilibre indispensable entre les deux fonctions : communiquer / commenter (parler à…, parler de…), l’une et l’autre étant intimement imbriquées pour que la communication se réalise sur la base d’un référent culturel sans lequel il n’y a pas de véritable communication. » 335 [C’est nous qui soulignons]’

Ainsi donc, là où nous voyons un fossé, il n’y aurait qu’une ligne qui séparerait les deux versants d’une même réalité. Le langage, ou peut-être la langue, ou la langue espagnole que l’on parle en cours aurait « deux fonctions ». Il suffirait donc d’ajouter un « parler à » à un « parler de » déjà bien établi pour que l’enseignement apprentissage de l’espagnol réponde aux exigences du moment. Nous ne discuterons pas ici cette curieuse dichotomie qui oppose deux notions hétérogènes : communiquer et commenter. Nous nous contenterons d’examiner, à travers l’un des exemples d’activité proposés par les documents d’accompagnement, en quoi consiste cette addition de « parler à » qui viendrait combler le déficit observé dans l’enseignement - apprentissage de l’espagnol. Voilà qui permettrait de faire acquérir les savoir-faire langagiers annoncés comme objectifs dans le préambule commun aux langues et que le cours canonique d’espagnol – nous l’avons montré dans cette première partie – est incapable de prendre en charge. Et, sous la rubrique : « Diversifier l’expression orale » c’est bien une alternative au cours magistral dialogué avec ses contraintes spécifiques qui est proposée puisque le rédacteur précise que ce sont :

‘«des indications de travail susceptibles de développer une compétence d’expression orale libérée le plus possible de ces freins traditionnels 336 , en alternance avec la réalisation des séquences présentées précédemment… » 337

Les propositions consistent à utiliser en classe le jeu dont « les vertus formatrices ne sont plus à démontrer » 338 et parmi les jeux retenus figure une « sopa de letras », c’est-à-dire un jeu de mots mêlés. L’auteur a dissimulé dans les colonnes verticales et horizontales, ainsi que dans les diagonales des mots rencontrés dans la séquence qui a précédé. Le but du jeu est de repérer les mots cachés.

On imagine aisément le parti que l’on pourrait tirer de cet exercice dans une perspective constructiviste. Donner les moyens à un apprenant de « se débrouiller » seul dans la langue qu’il apprend, c’est aussi le mettre en situation de repérer les régularités de la langue étrangère, de se les construire, notamment en matière de morphologie lexicale ou verbale. Lui proposer une colonne de lettres à l’intérieur de laquelle se trouve un mot dont on ne perçoit ni le début ni la fin, c’est l’obliger à faire des hypothèses, construire des combinaisons, en éprouver la validité. Et c’est au cours de ces activités cognitives qu’il s’approprie les lois morphologiques de la langue.

Las ! Les documents d’accompagnement en font un exercice d’expression :

‘« Nous proposons ci-après une Sopa qui montre bien que ce jeu peut-être utilisé pour réactualiser, réemployer oralement le vocabulaire de séquences précédentes. Ici, l’élève ne se contente pas de repérer les mots cachés. Il doit les prononcer, les localiser et les insérer dans une phrase. »’

En réalisant cette activité, l’élève ne s’entraîne aucunement à un échange langagier, tout au plus satisfait-il, comme dans n’importe quel cours traditionnel, à une obligation scolaire de faire des phrases construites conformes aux normes de l’écrit et à réemployer les mots vus récemment. On attend que l’élève produise des phrases comme celles qui sont proposées :

‘« Es un almacén donde se venden viejas cosas, viejos muebles. En la película Alma Gitana, el padre de Lucía es propietario de una tienda de antigüedades. Esta palabra está escrita al revés y verticalmente en la segunda línea del juego.”
[C’est un magasin où l’on vend de vielles choses, de vieux meubles. Dans le film Alma Gitana, le père de Lucía est propriétaire d’une boutique d’antiquités. Ce mot est écrit à l’envers et verticalement dans la deuxième ligne du jeu.]’

La dichotomie entre « parler de » et « parler à » ne concerne pas les enjeux que nous avons mis à jour dans la confrontation entre un apprentissage de formes linguistiques et un apprentissage de savoir-faire langagiers : parler à X n’exclut pas de lui « parler de ». En revanche apprendre à agir sur X (en lui « parlant de » ou non) et à être agi par lui est la finalité de l’apprentissage de langue, étrangère ou non. L’outil qui est proposé provient de dispositifs d’apprentissage de langue fondés sur une approche constructiviste qui consiste à faire que l’apprenant s’approprie les lois morphologiques de la langue. Mais la représentation de la langue comme un ensemble fini, perpétuée par le cours canonique, ne permet pas de penser l’apprentissage de la langue de communication comme l’acquisition progressive de tous les savoirs et savoir-faire qui arment un individu pour affronter une interaction exolingue. Après avoir appris la langue qui sert à « parler de », il conviendrait d’apprendre la langue qui sert à « parler à » tout aussi monolithique que la première. Nous avions dit « savoir constitué ». Aider l’élève à apprendre à agir par le langage en langue étrangère requiert d’autres entraînements en classe que des jeux transformés en prétextes à parler une langue sans enjeux. Le dernier chapitre des documents d’accompagnement semble en sentir la nécessité mais se montre totalement incapable de proposer une mise en œuvre crédible.

Notes
335.

Op. cit. p. 50.

336.

L’auteur évoquait précédemment la durée très faible de prise de parole des élèves et les facteurs d’ordre psychologique qui pouvaient « agir comme des freins ».

337.

Op. cit. p. 40.

338.

Ibid.