8.4.8. Le mariage de la carpe et du lapin.

Les rédacteurs des documents d’accompagnement de seconde ont choisi de conclure leur propos en évoquant la question de l’erreur, de son rôle dans l’apprentissage et de son traitement. L’irruption de la notion en fin d’ouvrage pourrait laisser croire que l’on cède ici à un effet de mode, ce que ne démentent pas les phrases énigmatiques suivantes :

‘« Du reste, depuis un certain temps, le statut de l’erreur a été réhabilité (sic), attitude qui s’exprime tout d’abord dans le choix du terme ‘erreur’ à la place de ‘faute’. Tirer parti de l’erreur est devenu un réflexe pédagogique. » 339

Il nous semble cependant que ce chapitre a une importance stratégique car si le cours canonique d’espagnol rendait possible la mise en œuvre du traitement de l’erreur que préconisent les pédagogues cognitivistes, il ferait ainsi la preuve qu’il est en phase avec l’orientation générale des innovations pédagogiques actuelles.

Les observations que nous avons faites sur les représentations de la langue et donc de l’apprentissage que contribue à créer le cours canonique nous conduiraient à penser que l’erreur devrait être traitée selon le modèle néobehavioriste de B.F. Skinner 340 . La programmation des apprentissages fondée essentiellement sur l’acquisition des formes linguistiques qui constituerait un ensemble fini que serait la langue ressemble fort en effet à l’organisation de l’environnement telle que la préconise B.F. Skinner et qui vise à éviter que l’élève ne fasse des erreurs. Ainsi progresserait-il pas à pas « du simple au complexe » selon les termes des documents d’accompagnement que nous avons déjà cités.

Or, contre toute attente, et en conformité avec les conclusions des psychologues cognitivistes, le texte considère l’erreur comme faisant partie du processus de traitement de l’information auquel se livrerait le cerveau du sujet apprenant. A plus de dix reprises, on trouve sous la plume des rédacteurs du texte le mot « système », ce système que se construirait l’apprenant et dont l’erreur serait l’indice de l’état de son développement.

Certes il y a comme une résignation dans la phrase que nous citons ici, mais la détermination à prendre en compte cette réalité est entière :

‘« Puisque cette construction de systèmes a lieu quoiqu’on fasse, il semble nécessaire de la prendre en compte pour un meilleur ajustement et une facilitation de l’appropriation. » 341

On admet alors que le développement cognitif n’est pas linéaire, qu’il passe par des paliers, par des phases de régression ou de stagnation et que donc aucune erreur n’est arbitraire. Les « zones de résistance à l’apprentissage de la langue étrangère » font même écho aux recherches sur la « zone proximale de développement » de Vygotski, voire aux « séquences potentiellement acquisitionnelles » dont nous avons parlé plus haut. Enfin on admet que :

‘« au cours de leur apprentissage, les élèves utilisent une succession de systèmes intermédiaires – pas nécessairement justes – qu’ils se sont construits ».’

La notion d’interlangue qui était en filigrane, apparaît donc clairement et se trouve revendiquée par le texte même qui en niait la logique en perpétuant le cours canonique comme nous avons pu l’établir précédemment. Le traitement de l’erreur permettrait-il ici de faire cohabiter dans la didactique de l’espagnol, les deux logiques ?

Les principales sources d’erreurs, sont, à en croire le texte de deux ordres : d’ordre linguistique ou d’ordre méthodologique. Cette seconde catégorie aurait trait essentiellement aux difficultés liées à l’entrée des élèves dans le second cycle et qui exigerait un travail plus important et plus complexe pouvant occasionner des dysfonctionnements organisationnels mais aussi cognitifs :

‘« Les limites de charge cognitive sont vite atteintes et si le volume ou la complexité du travail demandé dépasse ces limites, le travail ne sera pas fait ou mal fait. » 342

Les difficultés potentielles d’ordre linguistique sont évoquées dans leur détail, passant des « difficultés de perception, d’identification et de catégorisation »des phénomènes phonologiques à la « mauvaise perception des situations d’utilisation concrètes des structures de la langue étrangère ». Une telle approche catégorielle des difficultés potentielles fait espérer une approche elle aussi catégorielle de leur traitement et par voie de conséquence, une parcellisation des apprentissages que ne permet pas le cours magistral dialogué. Ce texte semble répondre positivement à cette exigence quand il exhorte les professeurs à prendre en considération « les limites de l’appareil cognitif de l’élève » 343 ou à « ménager des étapes »et quand il va même jusqu’à affirmer que le processus d’apprentissage est un processus « de conceptualisation, de systématisation et de maîtrise » 344 , affirmation en complet désaccord avec la logique du réemploi immédiat et de la centration sur le produit que nous avons montrée dans le cours traditionnel d’espagnol.

Mais le passage du behaviorisme au cognitivisme s’interrompt au moment où, de l’exposé des intentions, le texte passe aux propositions d’action pour la classe.

Si le lecteur a cru que l’élève pousserait de son propre chef les limites de son système parce que le professeur lui aurait ménagé une situation d’apprentissage qui l’aurait conduit à s’approprier un savoir ou un savoir-faire qui s’était avéré difficile d’accès, qu’il se détrompe :

‘« l’enseignant donne des repères stables à l’élève, des commentaires argumentés d’erreurs, et des explications fiables sur les fonctionnements. »’

Si le lecteur s’est imaginé que le professeur allait surseoir au cours magistral dialogué pour organiser l’apprentissage en étapes de repérage, conceptualisation, systématisation et utilisation, qu’il se détrompe, le cours magistral dialogué offre les conditions idoines pour mener à bien tous ces apprentissages, qu’importe que le système dont on a tant parlé soit d’abord une construction individuelle :

‘« Lors des productions orales à dominante communicative, l’enseignant laisse l’élève s’exprimer librement sans intervenir de façon systématique. En effet, la correction de l’erreur en situation de communication risquerait de couper l’élève dans son élan et ainsi de le déstabiliser dans sa volonté de communiquer.
Démarches suggérées :
- l’enseignant évite de corriger lui-même à chaud ;
- il donne d’abord à l’élève l’occasion de se corriger ;
- il sollicite ensuite le groupe que constitue la classe et ne donne la solution qu’en tout dernier lieu ;
- il montre, si possible, que l’énoncé incorrect dans la situation présente pourrait convenir dans une autre situation ;
- il met en œuvres des exercices de réemploi susceptibles d’amener l’élève à retrouver la règle.’ ‘Ce type de démarche est préalablement expliquée aux élèves qui sont ainsi mis en confiance, ne craignent plus d’être interrompus et ont conscience que leurs erreurs les plus graves seront relevées et corrigées. »[C’est nous qui soulignons]’

Si le lecteur a pensé qu’au terme d’un long cheminement, les documents d’accompagnement prenaient à leur compte la notion d’interlangue, c’est qu’il n’aura pas remarqué qu’à nouveau les apprentissages ont été cantonnés au seul domaine de la connaissance des formes linguistiques. Or si l’interlangue est un système dynamique en action comme nous l’avons montré plus haut, si c’est un « bricolage »constant selon les mots de V. Castellotti 345 dépendant des moyens et des circonstances de l’interaction, elle ne saurait faire abstraction de la dimension langagière, des référents socioculturels, en un mot de l’engagement du sujet dans son rapport à la langue de l’autre.

Les tentatives de toilettage ne font pas illusion. Elles se révèlent incapables de rendre compatibles le cours canonique et une approche constructiviste de l’apprentissage d’un savoir-faire langagier que pourtant le préambule commun aux langues préconise. Cours canonique et apprentissage langagier sont exclusifs l’un de l’autre parce qu’ils reposent sur des présupposés théoriques antinomiques et que donc les objectifs d’apprentissage qu’ils servent ne peuvent pas être de même nature. Les nouveaux programmes de seconde versus espagnol et leurs documents d’accompagnement confirment l’ostracisme dont sont frappées les activités cognitives dans la didactique traditionnelle de l’espagnol, et à l’inverse la priorité accordée au produit. L’impasse que l’on fait sur le cognitif est en fait une impasse sur le sujet apprenant et le refus de faire porter les efforts d’enseignement – apprentissage sur les capacités langagières, c’est-à-dire sur la capacité de l’individu à se doter d’un savoir-faire social, relève de la même logique.

Notes
339.

Op. cit. p. 53.

340.

Skinner, B. Pour une science du comportement : le béhaviorisme.

341.

Op. cit. p. 53.

342.

Ibid. p. 54.

343.

Ibid. p. 54

344.

Ibid. p. 53.

345.

Op. cit. p. 109.