9.2. Dar gato por liebre ou prendre des vessies pour des lanternes.

Avant d’examiner les nouveaux textes officiels de seconde et leurs documents d’accompagnement, nous nourrissions l’espoir que ces derniers amorceraient une inflexion et qu’ils tordraient le cou à cette illusion qu’on peut accéder à la maîtrise d’une langue étrangère sans se poser en sujet. Même s’il y est souvent question de communication, cette perspective ne s’est pas rapprochée. C’est que dans le cadre de la classe, la négation du sujet apprenant est masquée par l’ambiguïté langue – langage qu’entretient le cours magistral dialogué et qui leurre l’élève. Pour satisfaire aux obligations scolaires de la pédagogie traditionnelle de l’espagnol, il est suffisant d’accumuler des connaissances linguistiques et de les articuler, il n’est pas nécessaire d’apprendre à se servir du langage en langue étrangère et pourtant chacun feint de croire que c’est ce qui se passe en classe. Nous avons montré à maintes reprises, sous des angles différents que ce qui s’élabore collectivement en classe, sous la houlette du professeur, est essentiellement un objet linguistiquement conforme au système de règles qui organise la mise en mots en espagnol, que cette élaboration trouve un prétexte dans le document d’appui mais pour autant, même dans le cas où tous les acteurs jouent le jeu et où le cours devient une longue phrase, cela n’en fait pas une séance d’apprentissage du langage en tant que « système symbolique de significations cognitives, subjectives, sociales référentielles » 350 . Irrémédiablement, le cours magistral dialogué d’espagnol, quel que soit le document, quelle que soit l’inventivité du professeur, quelles que soient les tentatives de toilettage, vient buter sur l’obstacle que signalait déjà Louis Porcher (cité par C. Puren à la fin de son Histoire des méthodologies) en 1981 et qui est, selon lui, commun à cette méthode traditionnelle et à la méthode audiovisuelle massivement employée en anglais :

‘« Sans doute est-ce à cet endroit que se rejoignent dans l’erreur les options des méthodes traditionnelles et celle des méthodes audiovisuelles, pariant toutes deux sur l’efficacité communicative de la maîtrise morphosyntaxique : faire fonctionner correctement le système engendrerait une aptitude à l’utiliser dans la communication. Cette foi en une génération spontanée (de l’écrit à la parole pour les méthodes traditionnelles, de l’oral morcelé à la parole pour les méthodes audiovisuelles) a été, dans chaque cas, aussi souvent couronné d’échecs que de succès. » 351

La « foi en une génération spontanée » ne se dément pas et vingt ans après, ce texte, non seulement reste d’actualité mais il prend plus de sens encore dans la mesure où les Instructions Officielles affichent plus clairement qu’elles ne le faisaient en 1981 une orientation communicationnelle. Après les travaux de la sociolinguistique, voire de la sociologie du langage, la didactique de l’espagnol laisse croire encore à l’élève qu’en disant des mots, il apprend à être l’auteur d’actes de langage en espagnol. Les conclusions auxquelles nous arrivions sont confirmées. Si nous reprenons les catégories qu’établit E. Bautier lorsqu’elle oppose les élèves en difficulté et les autres dans leur rapport au langage, nous dirons que l’adolescent qui se sera socialement construit un rapport au langage qui lui permet de mettre le monde à distance, d’user de celui-là pour s’approprier celui-ci, pourra peut-être s’inventer des stratégies personnelles pour investir avec ses savoir-faire langagiers le nouvel espace que lui offre l’apprentissage de langue étrangère, mais cette activité d’apprentissage sera en quelque sorte clandestine. En revanche tout apprentissage langagier est compromis chez celui qui est dépourvu d’une conscience de langage, pour qui le langage n’est pas une médiation avec le monde mais pour qui c’est le monde, voire son monde. Prétendre que l’on va développer chez lui la compétence de communication en lui faisant produire puis répéter des formes linguistiques savamment distillées est une imposture. Mais toutes les impostures ne sont pas faciles à déceler : les pratiques héritées par les professeurs d’espagnol dont le cours canonique est la matrice et qui confinent à l’habitus bourdieusien, leur enchâssement harmonieux dans le dispositif général du secondaire d’évaluation et de certification avec ses objectifs linguistiques et culturels dont on feint de croire qu’ils recouvrent un corps de savoir fini, ces pratiques donc vont privilégier des performances d’élèves en les faisant passer pour ce qu’elles ne sont pas. Chacun s’accorde à dire que l’enseignement des langues donne des résultats insuffisants mais les moyennes des candidats au baccalauréat sont excellentes alors qu’elles prétendent évaluer les compétences de communication. Au-delà du rapport au langage, ou en étroite relation avec lui, c’est le rapport à la scolarité et donc ensuite au savoir qui peut s’en trouver affecté et conduire l’adolescent dans une impasse. E. Bautier écrit :

‘« A mobilisation initiale équivalente, les malentendus portant sur les postures et activités intellectuelles requises par l’appropriation des savoirs et de la culture peuvent, lorsque le fonctionnement de l’institution scolaire et les pratiques de ses professionnels ne permettent pas de les lever, ou lorsqu’ils contribuent à les créer ou à les renforcer, leurrer durablement certains élèves quant à la nature du travail intellectuel et des activités pertinentes pour apprendre et, par là, les détourner de la voie de l’apprentissage, et aboutir, par effet de cumul, à des situations, des parcours et des acquisitions scolaires très contrastées. » 352

Au terme de cet état des lieux, nous pensons que le fonctionnement de l’institution et les pratiques majoritaires des professionnels dans le domaine de l’enseignement de l’espagnol « créent » et « renforcent » des malentendus qui détournent les élèves des voies de l’apprentissage. Il est suffisant de se maintenir dans une posture d’élève, il n’est pas nécessaire d’adopter une posture d’apprenant. Lorsqu’elle examine la façon dont les élèves interprètent leur situation scolaire, E. Bautier met à jour deux rapports à la scolarité et au savoir exclusifs l’un de l’autre selon que les élèves sont en difficultés ou en réussite : une « logique de cheminement et métier d’élève » pour les premiers, une « logique d’apprentissage et travail d’apprenant » pour les seconds. Les élèves qui s’inscrivent dans cette logique ne bornent pas les activités scolaires et l’appropriation des contenus à leur validation institutionnelle. Au contraire ils leur donnent un sens dans leur formation et leur développement intellectuels qu’ils voient, dès le temps de l’apprentissage, comme la finalité de leur action scolaire.

‘« Les tâches et exercices scolaires sont l’occasion d’une réelle activité cognitive et d’un travail de décontextualisation – recontextualisation par lequel les savoirs s’émancipent des situations et activités où ils sont acquis et peuvent être mobilisés et reconnus dans d’autres contextes, devenir constitutifs d’autres situations et expériences. Ces élèves font la distinction entre exercices et objets d’apprentissage. Ils s’interrogent sur le sens des disciplines et le but des exercices et activités scolaires, cherchent à comprendre les principes qui les sous-tendent et peuvent donner à leur activité un sens cognitif qui transcende la nécessité de s’acquitter de tâches morcelées, de routines ou d’exigences comportementales. » 353

En revanche, les élèves en difficulté s’inscriraient dans une « logique de cheminement » sur un chemin tracé par d’autres, franchissant les obstacles qui leur permettent de passer d’une classe à l’autre pour « aller le plus loin possible ». Dès lors, considérés uniquement comme des obligations scolaires dont il faut s’acquitter, les activités d’apprentissage et leurs contenus sont dépourvus de sens cognitif et culturel. Le constat que dresse E. Bautier explique largement la dramatique désillusion des intéressés lorsque se dévoilent ces malentendus et laisse entendre en creux la part prise par les pratiques enseignantes dans ce processus.

‘« Ainsi, pour les élèves qui se situent dans la seule logique du ‘cheminement’ et du ‘métier d’élève’, le travail intellectuel, les activités d’apprentissage et les contenus qu’ils permettent d’élaborer, ne sont guère perçus comme tels et disparaissent derrière l’effectuation des tâches et exercices scolaires et la conformités aux rituels de la classe ou du cours. De l’élémentaire à l’université, on trouve ainsi des élèves et des étudiants qui peuvent être très mobilisés pour réussir leurs études, tout en demeurant dans le malentendu et peu efficaces du point de vue de l’appropriation des savoirs. Croyant faire ce qu’il faut en s’acquittant des tâches et en se conformant aux prescriptions scolaires sans pour autant être à même de mobiliser pour cela l’activité intellectuelle requise par un réel travail d’acculturation, ils estiment en être quittes avec les réquisits de l’institution, et satisfaire ainsi aux conditions de la réussite, ce qui n’est que rarement le cas. Le malentendu s’instaure dès le CP et ne fait que croître au cours de la scolarité. » 354

Bien que ce ne soit pas son propos, en conclusion de cette présentation des deux logiques, E. Bautier n’élude pas l’idée selon laquelle les pratiques enseignantes sont plus ou moins favorables à l’appropriation des savoirs. Les caractéristiques du cours canonique d’espagnol qui découlent de la représentation du savoir à enseigner qui le fonde et de ses modalités essentielles sont de nature à enfermer l’élève dans un rapport à l’apprentissage de langue obéissant à une logique cumulative et bornée par les échéances certificatives. Comme dans le cas général exposé par E. Bautier, le malentendu repose en espagnol sur l’illusion d’une fausse appropriation qui se donne des airs d’appropriation. Ainsi on pourrait apprendre à communiquer en espagnol, (les textes officiels ne cessent de répéter le mot), en faisant « ce qu’il faut faire » et en répondant « ce qu’il faut répondre », sans engagement individuel, en faisant fi du rapport que le sujet s’est élaboré, ou est en train de s’élaborer au langage, au savoir et au monde. Le malentendu confine à la duperie. Celui qui est inscrit dans une « logique de cheminement et de métier d’élève » y sera conforté par l’enseignement – apprentissage de l’espagnol qu’informe le cours canonique. A l’autre, il ne lui donnera pas l’occasion d’optimiser son rapport au langage, au savoir et au monde ou peut-être est-il même en mesure de le contrarier.

Notes
350.

Bautier E. & Rochex J.Y. L’expériencece scolaire des nouveaux lycéens, démocratisation ou massification? p. 145.

351.

Porcher L. Les chemins de la liberté, p. 133.

352.

Op. cit. p. 39.

353.

Ibid. p. 43.

354.

Op. cit. p. 42.