9.3. Leurres et valeurs.

Plus que nul autre enseignement, celui qui touche au langage touche à l’identité de celui qui apprend. Il en résulte qu’un enseignement - apprentissage de langue, moins qu’aucun autre, ne peut s’affranchir de la question des valeurs. Nous avons vu, au cours de notre travail, que des pratiques héritées dans la didactique de l’espagnol ne pouvaient être reçues au seul prétexte qu’elles relevaient de la tradition et du bon sens. Qu’il s’agisse du praticien qui enseigne la langue étrangère ou de l’apprenant il en va de …

‘« l’interrogation d’un sujet sur la finalité de ses actes. Interrogation qui le place d’emblée devant la question de l’Autre… car l’existence de l’Autre, chaque fois que j’agis et au sens propre des mots, ‘fait question’ : est-ce que je le reconnais comme tel, dans sa radicale altérité, ou est-ce que j’en fais l’objet de mes manipulations pour servir à ma satisfaction ? Dans tout ce que je dis, à travers toutes les décisions que je prends, au sein des institutions que je fréquente, est-ce que je permets à l’Autre d’être, face à moi, voire contre moi, un Sujet ? Est-ce que j’accepte, en dépit des difficultés que cela comporte, de l’incertitude devant laquelle cela me place, des inquiétudes qui vont immanquablement surgir à chaque pas, de prendre ce risque ? » 355

La mise en rapport des objectifs généraux affichés et la réalité des pratiques induites par nombre d’injonctions institutionnelles ont fait apparaître un déficit de ce que J.-L. Le Grand appelle « la congruence » 356 , entendue comme la mise en correspondance de sa pensée et de ses actes. Congruence et respect de l’autre sont deux valeurs que personne ne songerait à mettre en cause et dont la transmission sera considérée comme essentielle par tous les partenaires de l’institution scolaire. Mais cette transmission n’est évidemment pas de l’ordre du discours, elle est de l’ordre de la pratique. Comme l’a montré J.-P. Boutinet, beaucoup de valeurs déclarées sont démenties dans les situations réelles 357 . Le terme de « leurre » utilisé de façon récurrente par E. Bautier dans l’analyse qu’elle fait des rapports que l’École laisse s’établir ou provoque entre l’élève et l’activité scolaire et entre l’élève et le savoir, ce terme donc renvoie au domaine de l’éthique comme le fait le terme de « duperie » que nous n’avons pas craint d’utiliser pour caractériser certaines pratiques propres à l’enseignement de l’espagnol. L’un et l’autre disent l’écart entre ce qui est annoncé comme objectif à l’élève et ce qui est réellement réalisé sans que l’intéressé en ait conscience. L’exemple qui nous semble le plus criant de ces atteintes à la congruence et au respect de l’autre comme sujet, et que nous avons amplement commenté, est l’illusion dans laquelle on tient l’élève, voire le professeur, de « faire du langagier » quand « ils ne font que du linguistique ».

Cela dispense d’inscrire clairement l’enseignement - apprentissage de langue étrangère dans la problématique des apprentissages du langage comme outil de médiation avec le monde mais aussi dans sa fonction identitaire. Prétendre interagir avec l’alloglotte, c’est d’abord interagir, c’est se poser en sujet face à l’autre. Or, dans cette relation à l’autre, les ressources qui sont mobilisées ne se réduisent pas à des formes linguistiques, ni à des techniques communicatives, elles sont ancrées essentiellement dans le rapport que le locuteur a au monde. Ses pratiques langagières sont enracinées socialement. Elles préexistent à l’École et déterminent son existence sociale. Si l’enseignement de langue étrangère doit participer à l’émergence du sujet comme le proclament les textes officiels, il ne peut être une construction ex nihilo. Tel qu’il s’affiche aujourd’hui, l’enseignement - apprentissage de langue étrangère exige de prendre en compte le déjà-là de l’élève que constituent ses pratiques langagières déjà socialement construites et qui informent son rapport au langage, au savoir et au monde et de lui donner les moyens de s’instituer en tant que sujet dans l’activité langagière en langue étrangère. Le cours canonique d’espagnol est intrinsèquement incapable de servir cet objectif.

Notes
355.

Op. cit. Meirieu, P. Le choix d’éduquer, p. 11-12.

356.

Le Grand, J.-L. Etique, étiquettes et réciprocité dans les histoires de vie, p. 243.

357.

Boutinet, J.-P. Psychologie de la vie d’adulte, p. 26-27.