Deuxième partie : VERS UN NOUVEAU PARADIGME

Chapitre 1. Elève de langue, être de langage

1. Urgente nécessité d’un changement de paradigme.

Tel que nous l’avons décrit, le cours canonique d’espagnol, avec ses modifications, avec l’ajout de quelques compléments, pérennise le même paradigme. La force centripète du noyau dur fait que des propositions, qui, par leur nature même, semblaient se dégager du modèle comportementaliste, sont absorbées par lui. Lorsqu’elles restent en périphérie, les activités, qualifiées alors de ludiques, sont comme des concessions nécessaires à l’air du temps, des produits d’appel qui traitent l’élève en chaland que la gondole convoite par le scintillement racoleur de quelques emballages savamment disposés. La survivance, moyennant quelques aménagements, d’une méthodologie fondée sur l’acquisition progressive de savoirs sur la langue et sur la culture, le couple objectifs linguistiques - objectifs culturels omniprésent jusque dans les épreuves de concours de recrutement des professeurs, révèle moins une incapacité à s’adapter que la revendication d’un paradigme disciplinaire, la discipline n’étant pas ici à entendre comme « la discipline Langues Vivantes » mais comme « la discipline espagnol ». La matrice qu’est le cours magistral dialogué sur document a façonné ceux qui, à leur tour, sont chargés de mettre en œuvre et de pérenniser la matrice et pour qui les aménagements évoqués sont au mieux des moyens de motiver les élèves, au pire des renoncements voire des compromissions. C’est que, selon de nombreux textes émanant d’hispanistes se réclamant de la tradition didactique de l’espagnol, la demande sociale d’une plus grande efficacité pragmatique de l’enseignement – apprentissage des langues étrangères est un chant des sirènes auquel il faut résister, une solution de facilité qui reviendrait à brader l’essentiel, à se soumettre aux lois du marché, ce serait sacrifier la formation culturelle à des préoccupations utilitaristes, et, de surcroît, ce serait antidémocratique :

‘« Avoir pour seul objectif d’enseigner une langue utilitaire, c’est littéralement faire perdre leur temps à une immense majorité de nos élèves qui n’auront jamais, au cours de leur vie professionnelle, à utiliser l’espagnol comme langue de travail. » 358

Lorsqu’il porte un regard épistémologique sur les savoirs scolaires, M. Develay montre qu’ils se définissent à partir de points de vue qui vont contribuer à définir des paradigmes et qui sont donc susceptibles d’être remplacés par d’autres qui à leur tour, produiront de nouveaux paradigmes. L’exemple donné pour l’histoire est parlant : le changement de point de vue sur la discipline histoire – de « l’histoire récit » à « l’histoire problème » - a entraîné ipso facto une réorganisation des contenus. Mais la discipline langues vivantes peut-elle être assimilée à une discipline comme l’histoire qui procède par transposition didactique du savoir savant au savoir à enseigner ? M. Develay fait remarquer qu’au même titre que l’éducation physique ou la technologie, la discipline langues vivantes a une double origine : «des savoirs savants mais aussi des pratiques sociales de référence » 359 . Ce qui, pour l’auteur, semble tomber sous le sens, à savoir que les contenus d’enseignement – apprentissage de langue procèdent directement de la pratique sociale de la communauté qui l’utilise, nous semble très douteux pour l’espagnol. Lors de la modélisation du cours canonique nous avons montré qu’il est le creuset d’une pratique scolaire au service d’objectifs qui renvoient davantage à l’univers social de l’apprentissage (le système scolaire français) qu’à l’univers naturel de la pratique de l’espagnol. Le cours canonique construit son cadre de référence en instituant le document comme espace d’apprentissage, le professeur comme médiateur, les formes linguistiques et les objets culturels qui les portent comme objectifs d’apprentissage. P. Lenoir écrit :

‘« L’objectif social de référence est d’acquérir des connaissances linguistiques et culturelles au moyen de l’examen de plus en plus autonome de documents. » 360

Les pratiques sociales de référence ne sont pas ici celles dont parlait M. Develay ou si les pratiques sociales de référence sont présentes, elles sont comme présentes en écho dans des pratiques scolaires qui, comme nous l’avons montré plus haut, sont essentiellement des calques, souvent approximatifs, des pratiques scolaires de l’enseignement - apprentissage de la littérature, de l’histoire, de l’histoire de l’art etc. Néanmoins, la préoccupation, souvent exprimée hors l’École, pour une plus grande efficacité communicationnelle ne pouvant être ignorée, le discours institutionnel, relayé souvent par les praticiens, a développé d’abord et développe encore la thèse des « bases indispensables », phase première de l’apprentissage sans laquelle rien de durable ne saurait être construit.

Au mépris le plus absolu des travaux en didactique des langues, en psycho et en sociolinguistique que nous avons évoqués à la fin de notre première partie, il se trouve encore des écrits récents publiés par l’institution scolaire qui conçoivent l’apprentissage de langue étrangère comme une œuvre architecturale dont il faut soigner les fondations, et dont l’unité, « la brique de base», est la forme linguistique. Le simplisme de la représentation en assure le succès. Ainsi trouve-t-on dans Un regard sur…la pédagogie de l’espagnol :

‘« La langue enseignée sera la plus authentique et la plus riche possible, le but recherché étant d’asseoir des bases linguistiques – c'est-à-dire syntaxiques et lexicales – susceptibles de permettre, le cas échéant, un approfondissement ultérieur en vue d’une utilisation personnelle, professionnelle ou autre, des connaissances acquises. » 361 [C’est nous qui soulignons].’

Vingt ans après, nous l’avons dit, le diagnostic que faisait L. Porcher reste d’actualité. On parie encore sur le phénomène de génération spontanée selon lequel « faire fonctionner correctement le système engendrerait une aptitude à l’utiliser dans la communication » 362 . Les rédacteurs des textes officiels récents que nous avons analysés semblent prendre en compte l’inanité de cette croyance et incitent professeurs et élèves à multiplier les voyages linguistiques et, à l’intérieur de la classe, à intensifier la communication, en langue étrangère, entre les élèves. En réalité, ces deux injonctions ne nous semblent pas très éloignées de la croyance en une génération spontanée dont parle L. Porcher. Rien ne permet en effet de penser que l’hypothétique maîtrise des formes linguistiques et des objets culturels peut, au prétexte que l’élève est en territoire espagnol un cours laps de temps, se transformer en maîtrise des usages des formes linguistiques et des savoirs socioculturels. Peut-être même risque-t-on, en agissant de la sorte, de renforcer l’ethnocentrisme sans permettre la moindre relation entre le travail scolaire sur la langue et la réalité des échanges langagiers auxquels l’élève sera le plus souvent amené à assister plus qu’à participer. Tout aussi incertaine paraîtra l’idée selon laquelle une intensification des échanges entre élèves en langue étrangère en classe dans le cadre des activités de cours que nous avons détaillées puisse les armer pour l’interaction exolingue mais nous y reviendrons. Puisque l’activité de commentaire collectif de documents reste l’activité essentielle, puisque les activités périphériques ne modifient que très partiellement le rapport à l’apprentissage, la seule voie resterait donc d’intégrer cette dimension au travail traditionnel de la classe. P. Lenoir précise :

‘«…l’enseignant d’espagnol doit désormais s’efforcer pendant la classe de construire chez l’élève une compétence communicationnelle différée. Ce nouvel objectif complique la tâche, car il faut faire en sorte, dans le cadre de l’homologie fins-moyens, que les élèves communiquent entre eux à partir du support de base, pour pouvoir ultérieurement le faire en milieu naturel. » 363

Nous avons montré que les derniers textes officiels qui s’assignent pour tâche de rééquilibrer le « parler à » et le « parler de » au bénéfice du premier transforment en objectifs linguistiques les objectifs langagiers que le préambule commun des langues avait annoncés. Le point de vue sur l’objet à apprendre - enseigner ne change pas, le paradigme demeure, tout au plus se complexifie-t-il. Ne pouvant intégrer des éléments antinomiques, il les transforme mais, ce faisant, les dénature. Créer les conditions pour que l’élève s’approprie des usages contextualisés et diversifiés du langage en situation exolingue exige de réexaminer la part et la nature de la pratique sociale de référence, le statut de l’apprenant et d’en tirer un paradigme nouveau.

Notes
358.

Bedel, J.-M. & al. Un regard sur ... la pédagogie de l’espagnol, p. 16.

359.

Develay, M. Savoirs scolaires et didactiques des disciplines.

360.

Lenoir, P. L’approche de la grammaire en enseignement/apprentissage scolaire de l’espagnol, p. 220.

361.

Op. cit. p. 19.

362.

Op. cit.

363.

Op. cit. p. 222