2. Quelle pratique sociale de référence ?

Nul doute que les savoirs sur la langue espagnole, de la morphologie verbale à l’emploi des prépositions, de la syntaxe à la phonologie, que les savoirs sur la culture hispanique, de l’histoire des civilisations à celle de la littérature, de la géographie physique aux connaissances ethnographiques peuvent être organisés, hiérarchisés, ordonnés pour être constitués en savoirs scolaires mais, outre que l’entreprise est trop ambitieuse pour être menée à bien, il semble évident qu’on ne peut prétendre, au prétexte qu’on étudie une langue étrangère aborder tous les domaines de savoir que le génie humain a construit dans cette langue comme dans les autres. Cependant c’est bien l’illusion qu’entretient l’entrée par le document qui continue de prévaloir dans la didactique de l’espagnol. Et pour faire bonne mesure, le document s’étant diversifié, aux « savoirs sur » que nous avons évoqués viennent s’ajouter les savoir-faire scolaires qu’exigent les commentaires de documents différents. Nous avons vu en effet que les Instructions Officielles ne craignent pas de recommander que les élèves apprennent à traiter selon des modalités spécifiques tous les types de documents. Cette course inflationniste résulte de la volonté d’intégrer dans le domaine scolaire le foisonnement du réel dont la langue est l’expression mais sans modifier l’accès à ce réel, c'est-à-dire l’entrée par le document d’abord objet de commentaire collectif. La multiplication des types de documents qui devait répondre à un besoin de diversification a pour conséquence de « scolariser » davantage encore l’expression en langue étrangère des élèves car la préoccupation pour l’objet à commenter fait disparaître la perspective de maîtrise de langue et atomise l’apprentissage. Les modalités d’évaluation du baccalauréat disent jusqu’à la caricature l’impasse où est venu se fourvoyer l’enseignement - apprentissage des langues étrangères et singulièrement l’espagnol, évaluation qui en amont ne peut qu’avoir un effet modélisateur sur les pratiques des enseignants et sur les activités d’apprentissage des élèves. Dans un article à paraître C. Puren écrit :

‘« L’entrée par les documents s’est conservée jusqu’à nos jours comme le modèle unique de l’évaluation au baccalauréat, que ce soit à l’oral ou à l’écrit. Autant dire que ce baccalauréat a désormais non pas une ni deux, mais trois “guerres” de retard par rapport à l’évolution des objectifs sociaux. » 364

Puisque la langue n’est pas un savoir scolaire, il suffisait d’inventer un savoir scolaire qui utilisât la langue ou plutôt qui conduisît à des usages scolaires de langue étrangère, usages spécifiques au système secondaire français. Nous ne revenons pas plus avant sur ce qui la caractérise, sur sa sophistication académique, mais nous y opposons ce phénomène naturel qu’est toute langue, qui se développe, évolue, se transforme dans un environnement social propre, au gré des besoins des locuteurs qui en usent dans leurs interactions. La maîtrise plus ou moins affirmée de ce phénomène naturel permet à l’alloglotte de pénétrer cet environnement, de s’y mouvoir avec plus ou moins d’adresse. C’est une spécificité de l’enseignement - apprentissage des langues que l’on signale souvent mais dont on peine à tirer toutes les conséquences et qui est rappelée avec force par L. Porcher :

‘«En principe, ce que l’on apprend en classe de langue émane directement de la réalité (de la langue telle qu’elle se pratique quotidiennement par des millions de personnes) et doit pouvoir y retourner pareillement. » 365

Ainsi considéré l’horizon de l’apprentissage n’est pas le mur de la salle de classe ou les épreuves académiques certificatives mais l’usage de la langue étrangère en interaction avec un natif. Certes dans aucune discipline l’institution scolaire ne saurait être considérée comme sa fin, ses missions de socialisation et d’instruction la transcendent, mais l’enseignement des langues étrangères pose plus crûment qu’aucun autre l’aboutissement à un savoir-faire social d’un apprentissage scolaire ne serait-ce que parce que le corps social est en mesure à tout moment d’en évaluer l’efficience. Il revient à l’École de permettre au citoyen en puissance qu’elle a charge de socialiser et d’instruire d’avoir accès à cet environnement social exolingue que nous avons désigné et elle le proclame dans les Instructions Officielles mais elle maintient un système d’évaluation qui nie cet aspect comme s’il y avait de l’indignité à ce que le système scolaire fût utile, comme s’il était scandaleux que l’on apprît les langues pour s’en servir. La pratique sociale de référence est évidemment hors l’École, c’est un savoir-faire certes mais il implique l’individu au plus profond de lui et exige de lui qu’il se dote de ressources diverses et aux combinaisons complexes.

Notes
364.

Puren, C. Domaines de la didactique des langues-cultures. Entrées libres.

365.

Porcher, L. L’enseignement des langues étrangères, p. 23.