2.1. La pratique sociale de référence n’est pas bornée par la langue et / ou la culture.

L’expression « s’en servir » que nous avons retenue conduit d’emblée à distinguer l’outil de l’usage qui peut en être fait, usage conditionné à la fois par le sujet qui fait l’action et par la situation dans laquelle se déroule l’action. En d’autres termes, les savoirs linguistiques – qu’ils soient savoirs savants et ou savoir-faire –, et les savoirs socioculturels – qu’ils soient savoirs savants et / ou savoir-faire – ne sont nullement des fins, ils sont des moyens. Il ne s’agit en aucun cas de situer les uns et les autres sur une échelle de valeurs mais d’affirmer la finalité pratique de l’apprentissage de langue étrangère. Comme nous le suggérions plus haut, le succès de l’apprentissage de langue étrangère se jaugera au degré de réussite de l’acte langagier entrepris par l’apprenant dans une situation d’interaction donnée. Dès lors, la langue, entendue au sens le plus large de savoirs et de savoir-faire de langue et de culture n’est le but de l’apprentissage que finalisée par le langage en tant qu’acte social d’un sujet singulier. La perspective éducative dans laquelle s’inscrit un tel apprentissage s’en trouve alors considérablement élargie. En effet, nous venons de dire que la pratique sociale de référence n’est pas la langue étrangère mais nous ajouterons qu’elle n’est pas non plus seulement l’usage langagier de la langue étrangère qu’on apprend mais plus généralement l’usage du langage lui-même dans la combinaison jamais épuisée de l’infinie variété des échanges humains et du foisonnement des situations. Dès lors que l’institution scolaire prétend aborder l’enseignement – apprentissage de langue, étrangère ou non, dans sa dimension langagière, peut-elle l’exonérer d’une co-responsabilité dans la construction, chez le petit d’humain en formation, du système symbolique qui va déterminer son rapport au monde ? Plus encore : si la langue étrangère qu’il apprend en classe est un élément constitutif d’une compétence langagière générale, cet apprentissage s’inscrit dans le processus de construction du sujet lui-même. Dès 1976, dans Un niveau-seuil, M. Martins-Baltar écrivait :

‘« Il importe de donner à l’apprenant les moyens de se construire une personnalité de sujet parlant dans la langue qu’il apprend, faute de quoi elle lui resterait étrangère. » ’

Il y a, dans l’ambition affichée, au moins deux défis. D’une part, cette préconisation exige de l’institution qui prend en charge l’enseignement de langue étrangère de donner à l’apprenant l’accès à l’environnement exolingue visé et de lui fournir les moyens d’y agir et d’y être agi ; d’autre part, elle suggère fortement qu’un rapport au langage s’est construit qui permet au sujet de mettre le monde à distance aussi en langue étrangère. Or, dans l’institution scolaire l’être de langage est en formation, et il revient à la dite institution d’accompagner chez chacun la construction de cet outil symbolique sans lequel il n’y a pas d’existence au monde ni de prise sur lui. Sinon ce serait, de la part de l’École, exiger des élèves, selon les mots de Bourdieu et Passeron 366 , qu’ils aient ce qu’elle ne donne pas. De plus, ne pas le faire en matière d’enseignement – apprentissage des langues vivantes ce serait dissocier deux domaines consubstantiellement liés : la maîtrise progressive d’une composante (la langue étrangère) de la compétence langagière à acquérir et la conscience d’une compétence langagière constituée sans laquelle il n’y a pas de sujet parlant dans la langue maternelle. L’ethnographie de la communication et la sociolinguistique ont développé la notion de « répertoire verbal » ou « répertoire langagier » défini par Gumperz 367 et qui nous paraît dire assez les liens étroits qui s’établissent entre ces instances car elle permet d’englober l’ensemble des compétences langagières de l’individu. V. Castellotti définit ainsi la notion de « répertoire verbal »:

‘«  Ensemble des ressources langagières pouvant être mises en œuvre par un locuteur pour participer à la communication en fonction des situations dans lesquelles il peut être inscrit. Ce répertoire est organisé non par l’addition mais par la combinaison des différentes langues et variétés disponibles. » 368

Se « construire une personnalité de sujet parlant » dans la langue qu’on apprend, ce n’est pas se construire, à côté de sa personnalité de sujet parlant dans sa langue maternelle, une personnalité dans la langue étrangère, c’est tout à la fois élargir le rayon d’action de sa personnalité de sujet parlant et contribuer à la construire en opérant toutes sortes de combinaisons propres, liées aux situations, à partir des innombrables composantes du répertoire constitué. Que l’institution scolaire prenne en charge l’apprentissage de langue étrangère, elle ne peut alors se désintéresser du processus de construction du sujet par le langage, cette propriété humaine qui, certes, se réalise dans la langue mais n’est pas circonscrite par elle.

Notes
366.

Bourdieu, P. & Passeron, J.-C. La Reproduction.

367.

Gumperz, J. Directions in Sociolinguistics. The Ethnography of Communication.

368.

Op. cit. p. 116.