2.3. Culture langagière et apprentissage des langues étrangères.

Ainsi conçu, calé sur le rapport de l’individu au monde par le langage, l’apprentissage des langues étrangères en milieu scolaire, s’il tend à faire accéder à des pratiques langagières nouvelles, ne pourra y réussir qu’à partir des pratiques déjà constituées du sujet lui-même, en s’appuyant sur ses relations déjà construites, sur son rapport au monde, sur son usage du langage, sur le « déjà-là » auquel a abouti la première phase de sa socialisation.

Nous prenons donc la notion de « pratique langagière » au sens où l’entend E. Bautier 370 . Pour cette auteure le langage est une pratique parce qu’il est action, parce qu’il est le produit d’une activité et parce qu’il produit du sens social. Nous nous réfèrerons, à des moments différents et successivement dans cette partie, à chacun des aspects isolés par E. Bautier mais nous les exposons rapidement ici ensemble dans la mesure où c’est à la fois leurs spécificités et leur complémentarité qui permettent de conclure que les pratiques langagières sont des pratiques sociales.

Ainsi entendue, la pratique langagière du sujet se manifeste dans le discours et c’est bien la capacité à produire et à recevoir du discours en langue étrangère que nous retenons comme objectif fondamental. Nous désignons par discours toute production de langage telle que nous venons de le voir et nous l’opposons à texte qui serait ce qui reste du discours quand on l’a isolé de son contexte, des conditions socio-historiques de sa production. Nous prenons à notre compte la définition qui en est donnée par le Cadre européen commun de référence pour les langues :

‘« Est définie comme texte toute séquence discursive (orale et / ou écrite) inscrite dans un domaine particulier et donnant lieu, comme objet ou comme visée, comme produit ou comme processus, à activité langagière au cours de la réalisation d’une tâche.» 374

Faire tendre vers le discours en langue étrangère les activités d’enseignement – apprentissage ne disqualifie pas la production ou la réception de texte hors discours, cela lui donne un sens. L’apprentissage scolaire, fût-il organisé, de ce qu’on peut faire avec la langue (expliquer, décrire, ordonner …), pas plus que l’apprentissage scolaire des formes linguistiques ou l’accumulation de savoirs encyclopédiques ne satisfait aux impératifs d’une institution qui a pour charge d’accompagner des individus en phase de formation, qui se construisent un rapport au monde, processus complexe dans lequel le langage joue un rôle déterminant. L’apprentissage de langue étrangère ne saurait se limiter à l’apprentissage de techniques communicatives car, sans engagement du sujet, leur déconnection d’avec le langage les rendrait vaines. C’est parce qu’il fera « bouger » le sujet que l’apprentissage de langue étrangère en milieu scolaire trouvera une légitimité. Mais cela revient à exiger de l’institution qu’elle prenne en compte la singularité de tout individu qui s’essaie à redéfinir son rapport au monde par le langage via l’apprentissage d’une langue étrangère.

Dans la perspective d’analyser les discours d’une population scolaire, E. Bautierexpose sa conception du locuteur :

‘« La conception de l’activité langagière et la notion de pratiques langagières qu’elle sous-tend conduisent à considérer le locuteur non pas comme un sujet “linguistique” ou même “sociolinguistique”, mais comme un agent social ayant une histoire, une trajectoire, qui agit sur et dans les situations – et est agi–, qui n’est ni entièrement déterminé, ni entièrement libre puisqu’il est inscrit dans des situations et des expériences sociales mais qu’il se les approprie et les modifie par son action et s’en trouve à son tour modifié. » 375

Lorsqu’il aborde l’étude d’une langue étrangère qui a pour vocation de lui offrir du lien social, l’apprenant est ce locuteur, acteur social, que décrit E. Bautier, qui a des pratiques langagières certainement évolutives mais qui sont profondément enracinées dans une histoire à la fois singulière et sociale. Le concept d’habitus élaboré par P. Bourdieu nous semble rendre compte d’une façon convaincante de cette réalité. L’habitus est selon le sociologue « la grammaire générative de nos comportements », c'est-à-dire cette matrice qui les engendre. C’est « une orchestration sans chef d’orchestre » qui fait que nos choix se ressemblent entre eux et sont reconnaissables comme tels de l’extérieur. On dira alors que les pratiques langagières de l’individu relèvent de l’habitus de P. Bourdieu dans la mesure où elles sont pour une part héritées et pour une part, appuyées sur l’héritage, acquises par l’individu lui-même. Chacun a donc, selon les mots de E. Bautier « une façon de se servir (de la langue) qui correspond à une culture, un ensemble de valeurs et d’habitudes sociales et cognitives » 376 .Tout individu social dispose donc d’une culture langagière qui le lie profondément, sans qu’il en ait conscience, au monde et que questionnera inéluctablement toute prétention scolaire à élargir ce rapport au monde. Sans la prise en compte de cet ancrage individuel et social des pratiques langagières de l’apprenant, il est peu probable que l’apprentissage de langue étrangère étende des savoir-faire langagiers.

Son caractère éminemment individuel fait que cet ancrage reste largement inaccessible à qui veut organiser cet apprentissage. Mais, s’en remettre à une règle supposée selon laquelle, la mobilisation des élèves étant acquise, des apprentissages langagiers nouveaux finiront bien par faire souche dans cette culture langagière dont nous avons parlé, nous semble excessivement dangereux, eu égard aux idéaux démocratiques de la nation que l’École a pour mission de respecter et de promouvoir.

Notes
370.

Bautier, E. Pratiques langagières, pratiques sociales.

371.

Ibid. p. 202.

372.

Ibid.

373.

Ibid.

374.

Conseil de la Coopération culturelle, Comité de l’éducation, Cadre européen commun…, p.15.

375.

Op. cit. p. 205.

376.

Bautier, E. Usages identitaires du langage et apprentissage.