3. Un rapport au langage à construire.

Si, comme nous l’avons souligné, les langues étrangères ne sont pas des matières comme les autres, il n’en reste pas moins qu’elles sont inscrites dans le parcours scolaire des élèves et qu’elles en sont un élément de plus. Prendre en compte le contexte scolaire dans lequel s’inscrit l’enseignement – apprentissage de langue étrangère permet tout à la fois de le situer dans le cadre des enjeux globaux de la scolarisation mais aussi de tenter d’en cerner les apports spécifiques. Pour y parvenir, il convient d’abord de redéfinir un certain nombre d’enjeux éducatifs afférant à la maîtrise du langage car c’est bien dans cette macro compétence que nous entendons situer l’enseignement apprentissage des langues étrangères. Que l’institution scolaire se donne pour but que les individus qu’elle est chargée de socialiser s’approprient le monde, et ce sont toutes les disciplines qui réfèrent à la sémiologie qui sont convoquées parce qu’elles sont à l’interface entre le monde et l’individu, elles sont ce qui permet de penser le monde et à ce titre le langage plus qu’aucune autre. Mais le langage présente cette particularité que soulignait E. Bautier et qu’elle définit comme sa « fonction cognitive », c’est d’être le lieu des opérations cognitives. Apprendre c’est produire avec le langage, c’est élaborer quelque chose de nouveau à partir de ce qu’on est et de ce que l’on prend du monde. Tout enseignant connaît ces profils d’élèves en réussite qui savent utiliser la parole de l’autre pour penser, c'est-à-dire se construire un savoir, qui savent se saisir de ce qui se présente à eux pour le faire leur et ce faisant, faire du nouveau, un nouveau qui leur est propre. Et c’est en cela que l’on peut, selon E. Bautier, parler d’une fonction cognitive du langage et mesurer combien le rapport au langage va déterminer le rapport au savoir et donc à la scolarité.

Avant que l’être humain ne l’use de cette façon, le langage est d’abord « un rapport d’évidence et d’acquiescement au monde » 377 . A ce stade le langage s’identifie aux choses, il les dit comme elles sont, il n’y a pas alors de médiation par le système symbolique. Et c’est en cela que le langage et le savoir ont parties liées : si le langage n’est pas médiation, alors le savoir ne se construit pas, les choses sont données et reçues comme telles et restent en l’état, c’est-à-dire extérieures au sujet. Dans leur ouvrage L’expérience scolaire des nouveaux lycéens, démocratisation ou massification ? 378 E. Bautier et J.-Y. Rochex analysent ce phénomène à partir de productions d’élèves en difficultés et montrent les formes que prend leur emprisonnement dans des pratiques langagières construites dans cette logique et évidemment en rupture avec le langage scolaire ou avec la représentation qu’ils s’en font. Le langage étant déserté comme lieu d’activité cognitive les élèves en difficultés « naturalisent » leur rapport au savoir et ne l’entrevoient pas comme une construction qui nécessite engagement et acceptation de transformation de soi. Il apparaît donc que, pour nos auteurs, le langage donne accès à l’univers symbolique, expression du monde réel mais qui ne se confond pas avec lui, à la condition expresse que l’individu élève se construise lui-même cet univers par ses usages du langage, en un mot qu’il soit institué en sujet :

‘«La démocratisation passe par l’institution du sujet, c’est-à-dire par la prise de conscience de soi comme sujet pensant, apprenant, écrivant, sujet qui n’est pas réductible à l’élève, mais qui n’est pas non plus identifiable à l’enfant ou l’adolescent pris dans le “moi”  de ses expériences, de sa subjectivité, dans l’indistinction entre lui et ses actions, ses affects, ses appartenances identitaires ». 379

Nous ferons plus bas l’hypothèse que l’enseignement - apprentissage de l’espagnol et de toute autre langue étrangère peut contribuer fortement à instituer l’élève en sujet, mais peut-être est-ce le moment de rappeler l’abîme qui sépare le cours canonique d’espagnol de la perspective que nous sommes en train de tracer : quelle mobilisation cognitive dans les routines que nous avons isolées ? Quelle possibilité de construction du sujet dans une pédagogie fondée sur la réactivité aux stimuli ? Quelle élaboration d’un outil langagier quand le langage se réduit à un savoir linguistique constitué et discret ? Certes, ainsi envisagé l’enseignement de langue étrangère échappe aux aléas du bricolage et du tâtonnement qui sont promis à qui veut accéder à l’autonomie langagière et à qui veut y donner accès mais il enferme l’un et l’autre dans cette logique d’effectuation que dénoncent nos auteurs et qui contribue plus à la massification du secondaire qu’à sa démocratisation.

Le langage transparent qui donne l’illusion que le dit et le dire se confondent est un assujettissement au monde et toute pratique scolaire qui, peu ou prou, entretiendrait l’illusion ne serait pas loin de désavouer l’idéal de l’École qui s’assigne pour mission l’émergence du sujet. Le langage en est l’outil et le maître le facilitateur et le garant. Le rôle émancipateur de l’accès réflexif au langage rencontre alors le rôle émancipateur de l’École, la fonction émancipatrice du professeur de langue rencontre la fonction émancipatrice du maître telle que la définit P. Meirieu :

‘«Ainsi le maître est-il, simultanément, celui qui lie et qui délie : il lie l’enfant au monde et en particulier à la société qui l’accueille. Mais il délie aussi l’enfant de son assujettissement à ce monde et à cette société. Il l’intègre en lui permettant d’en maîtriser les codes, les langages et les enjeux. Mais il l’émancipe en même temps en lui donnant à penser sur le mécanisme même de cette intégration. Il introduit l’enfant dans un monde en mettant tout en œuvre pour permettre l’assimilation des savoirs sans lesquels on serait, dans ce monde, sourd, aveugle, autiste même. Mais il délivre également de ce monde en permettant à un sujet de s’approprier lui-même ce qu’il apprend, de le transférer à sa propre initiative dans d’autres tâches et d’autres lieux, d’analyser ses propres démarches. » 380 [Souligné par l’auteur]’

« Donner à penser » à l’élèvesur ses propres pratiques langagières, c’est le plus souvent le faire s’interroger sur ce qui ne pose pas question, c’est l’amener à concevoir que l’évidence est construite et qu’il en est, pour une part importante, le concepteur. S’appuyant sur les travaux de M. Bakhtine, E. Bautier et J.-Y. Rochex distinguent donc deux genres de rapport au monde : le genre premier où l’adhérence au monde est telle dans l’expérience qu’elle ne permet aucune mise à distance et un genre second où le retour sur l’expérience est possible. Pour B. Lahire c’est là un critère de différenciation sociale essentiel :

‘« La différenciation sociale entre les élèves tient à leur capacité à prêter une attention spécifique au langage et aux stratégies discursives » 381

Ainsi donc il revient à l’institution scolaire de rendre possible, selon les termes de E. Bautier, la secondarisation qui pourrait se définir comme suit : prendre un objet de soi et le constituer comme objet. La mise à distance du langage conditionne la réussite scolaire et bien au-delà mais elle s’apprend, elle se cultive par un retour réflexif, une explicitation et une prise de conscience permanents. C’est cette « maîtrise symbolique seconde »qui, selon les termes de E. Bautier « vient ordonner, raisonner et donc transformer ce qui dans l’expérience ordinaire, peut relever de l’usage et de la pratique implicites, non conscients et que les élèves en difficulté, majoritairement originaires des classes populaires, ne partagent pas. » 382

Nous faisons l’hypothèse que l’enseignement – apprentissage de langue étrangère peut être un outil puissant pour contribuer à créer cette disposition à l’égard du langage, qu’il est un outil de secondarisation de toute première importance.

Nous avons vu, avec les sociolinguistes que nous avons cités que tout enfant qui se présente aux portes de l’école et, a fortiori, tout adolescent qui se présente aux portes du collège ou du lycée est dépositaire d’une culture langagière qui constitue un « déjà-là » socialement construit, un façon d’être au monde et qui se manifeste dans la manière dont il s’y prend avec le langage dans le rapport social. L’outil linguistique constitué ou en voie de constitution, les usages qu’il en a, le cadre des valeurs dans lequel il s’inscrit sont trois niveaux de l’activité de langage que l’enseignement - apprentissage de langue étrangère peut contribuer à secondariser.

Notes
377.

Ibid.

378.

Op. cit.

379.

Bautier, E. Je ou Moi : apprentissage ou expression ?

380.

Meirieu, P. Faire l’École, faire la classe, p. 62.

381.

Cité par Kail, M. & Fayol, M. (dir), Les sciences cognitives et l’école, p. 270.

382.

Bautier, E. & Rochex, J.-Y. La scolarisation de la France, p. 115.