3.1. L’apprentissage de langue étrangère, l’outil idoine pour secondariser l’objet langue.

Puisque la socialisation langagière est l’affaire de l’École, l’enseignement – apprentissage de langue étrangère ne saurait se dérober devant les obligations que cela lui fait naturellement si l’on considère qu’il doit, plus qu’à la maîtrise des formes linguistiques, contribuer à la maîtrise de leurs usages et de leurs fonctions en situation exolingue, ce qui ne signifie nullement l’ignorance des premières mais qui les institue définitivement en moyens et non en fin. Les moyens linguistiques extrêmement divers et complexes qu’il revient à l’enseignement – apprentissage de langue étrangère de faire acquérir et de rendre disponibles ne se construisent pas dans une espèce d’apesanteur cognitive. Nous avons vu dans notre première partie que le cours canonique d’espagnol contrariait le développement de l’interlangue chez l’apprenant. Or, dans la perspective constructiviste dans laquelle nous nous inscrivons, c’est le développement de l’interlangue qui, non seulement conditionne l’appropriation du système de la langue cible mais qui permet, voire provoque, une secondarisation du système de la langue première.

Le concept d’interlangue permet de rendre compte du processus qui se déroule tout au long de l’acquisition d’une nouvelle langue et désigne les productions qui en résultent. Le transit qui s’opère vers la langue cible est une « tension vers », une force regardante. Le mot « cible » lui-même de l’expression « langue cible », suggère cette projection vers un point mais il suggère tout autant un point d’origine, une zone de provenance. V. Castellotti 383 précise que selon les travaux de Corder 384 , c’est la langue première qui constitue cette zone source ou plus exactement le système de la langue première tel que l’a intériorisé l’apprenant de la langue cible. Le système qu’il s’est constitué est le point d’appui d’où il se construit un système intermédiaire dans la confrontation avec la langue cible. Il convient donc de distinguer le système abstrait de la langue première de l’apprenant, que décrit la grammaire normative, du système tel qu’il l’a intériorisé. V. Castellotti montre que cela conduit à prendre la mesure des variables individuelles et sociales qui interviennent dans le phénomène de l’intériorisation de la langue première, le plus souvent à l’insu du sujet. Si toutes les interactions en langue première sont, potentiellement, autant d’occasions de questionner cette idiosyncrasie, elles n’en ont pas le caractère systématique qu’en a ou que peut en avoir l’apprentissage de langue étrangère. Nous rappelons ici l’affirmation de L.-S. Vygotski que nous avons produite plus haut, car si elle permettait, dans l’analyse critique que nous avons faite du cours traditionnel d’espagnol, de pointer le manque de conscience de langue qui le caractérise, elle permet ici de dire à quel point l’apprentissage de langue étrangère, parce que, par essence, il est de même nature que celui de la langue première et par construction intellectuelle, il en prend le contre-pied, offre l’occasion d’une mise à distance.

‘« Si le développement de la langue maternelle commence par sa pratique spontanée et aisée et s’achève par la prise de conscience de ses formes verbales et de leur maîtrise, le développement de la langue étrangère commence par la prise de conscience de la langue et sa maîtrise volontaire et s’achève par un discours aisé et spontané. » 385

Le caractère idiosyncrasique du système linguistique intériorisé ne facilite pas les choix didactiques du maître de langue étrangère et nous verrons plus bas qu’inscrire l’apprentissage de langue étrangère dans une perspective actionnelle permet un traitement en aval, et donc individualisé, des questions relatives aux représentations qui sous-tendent le dit système. Mais s’il est impossible d’anticiper maints phénomènes de confusions, d’interférences, de résistance dus à des représentations spécifiques du sujet, il est des phénomènes aisés à anticiper quand, connaissant tout à la fois la langue première et la langue cible, on sait des moyens d’expression symbolique du réel qui divergent. On a souvent dit que toute langue est une lecture du monde et qu’aux agencements propres à son système interne correspond un mode de découpage du réel. S’interroger sur le découpage qu’opère la langue que l’on apprend, c’est se mettre en extériorité par rapport à son propre système de significations, c’est engager, dès l’approche lexicale, la secondarisation qu’appelle de ses vœux E. Bautier. Mais la posture d’extériorité que requiert toute mise à distance de ce type est proscrite dans les faits par les Instructions Officielles et leurs documents d’accompagnement pour la raison simple qu’elle exige de partir des représentations construites avec la langue première et de s’approcher avec les outils conceptuels et linguistiques de la même langue première des représentations que fait naître la langue cible. Un des rares manuels récents d’espagnol 386 qui n’aient pas été conçus sous l’autorité d’un inspecteur général de l’Éducation Nationale proposait, pour s’approprier un emploi d’une structure spécifique, des exercices de conceptualisation et des exercices de traduction qui conduisaient l’apprenant à s’interroger sur les limites de la zone de recouvrement du réel de tel ou tel objet linguistique français par opposition à la zone couverte par tel ou tel objet linguistique espagnol. Pour aider l’apprenant à concevoir les champs couverts respectivement par le verbe espagnol « ser » et le verbe espagnol « estar », les auteurs proposent l’exercice de conceptualisation suivant :

‘« L’emploi de ser ou estar devant un adjectif dépend de la ou des valeurs prioritaires accordées à celui-ci. Le tableau suivant en donne le dispositif :’
 
VALEURS
Opposition 1 Opposition 2 Opposition 3
Ser définitoire (essentiel,
caractéristique…)
permanent objectif
Estar accessoire (extérieur,
accidentel…)
transitoire subjectif
‘Relier les expressions espagnoles aux expressions françaises correspondantes, en se basant sur les valeurs indiquées ci-dessus.
Ser / estar atento : être attentif / attentionné
Ser / estar bueno : être bon / en bonne santé
Ser / estar conforme : être conforme / être d’accord
Ser / estar listo : être prêt / être intelligent, malin
Ser / estar malo : être mauvais / méchant
Ser / estar … etc.” 387

Lorsqu’il exécute cette tâche, l’apprenant n’est pas en train d’appliquer une règle qui lui serait extérieure, il est en train de se construire un savoir par le langage. Contraint d’interroger l’emploi et les significations du verbe « être » dans la pratique quotidienne de sa langue première, l’apprenant est en train de s’approprier, selon le mot de Bourdieu, des « distinctions » qui lui étaient jusque-là étrangères, il se met à diviser le monde comme le ferait un hispanophone natif (mais ce dernier le fait de façon inconsciente) tout en peuplant de significations nouvelles, ou jusque-là indifférenciées, sa propre langue. Sa réflexion est métalinguistique.

Notes
383.

Op. cit.

384.

Corder, S.P. 1978. « Language-learner language », dans Richards, J.-C., Understanding Second and Foreign Language Learning, Issues and Approaches, Rowley Mass, p. 71-93. Cité par V. Castellotti, La langue maternelle...

385.

Vygotski, L.S. Pensée et langage, p. 292.

386.

Puren, C. & al. ¿Qué pasa? Espagnol Premières.

387.

Op. cit. p. 199.