3.3. De la conscience de l’objet langue à la conscience langagière.

Il convient de préciser ici que la construction de représentations des langues et de leurs fonctions n’est pas réservée à un stade spécifique de développement de l’apprenant. Il n’est nul besoin d’être parvenu à un haut degré d’abstraction pour mettre sa langue à distance et la mettre en rapport avec les autres. La preuve en est que le développement de cette conscience métalinguistique est au cœur des préoccupations des promoteurs du projet Socrates-Lingua intitulé EVLANG 391 , projet européen qui compte parmi ses objectifs prioritaires l’évaluation des attitudes et des aptitudes spécifiques favorables à l’apprentissage des langues que les actions d’Eveil aux langues permettent de construire chez les élèves. Inspirés de la démarche didactique appelée Awareness of language 392 , de nombreux travaux, notamment de L. Dabène 393 , défendent l’intérêt d’une « éducation langagière » à l’École, fondée sur le développement chez les apprenants de savoirs sur les langues, construits à partir de mises en perspective des fonctionnements linguistiques.

Cependant les questions du rapport au langage que nous avons évoquées plus haut nous conduisent à considérer qu’une « éducation langagière » comme toute éducation ne saurait ignorer le « déjà-là » de chaque apprenant et que s’il va de soi chez les auteurs cités que le système linguistique de la langue première est le point d’ancrage pour la « mise en perspective », il nous apparaît clairement que la façon de se servir du système linguistique de sa langue première va conditionner tout autant la façon d’agir langagièrement dans la langue de l’autre. Si l’approche fondée sur la conscience de langue ne peut ignorer le « comment fonctionne le système linguistique de ma langue première ? », elle ne peut non plus ignorer le « comment je m’en sers ? ».

Comme le rappellent E. Bautier et J.Y. Rochex, dans tous les écrits cités, la façon dont on se sert de la langue correspond à une culture, un ensemble de valeurs et d’habitudes sociales et cognitives. Or nous avons montré dans la première partie de ce travail que l’enseignement de l’espagnol dans le second cycle ignore le sujet qui se construit le système linguistique et a fortiori le sujet qui s’est construit, dans sa langue première, des façons de faire avec le langage. Le cadre d’enseignement – apprentissage dont le cours dialogué est la matrice propose un modèle linguistique à copier essentiellement porté par le document d’appui et par le professeur mais l’utilisation de cet objet linguistique, les usages qui en sont faits sont codifiés par la super structure que représente l’institution scolaire dans lequel se fond le cours de langue. Le commentaire collectif de document, avant que d’être un exercice linguistique, est un commentaire collectif de document, inscrit dans la représentation scolaire qu’a l’apprenant français (ou scolarisé dans le système français) de l’exercice normé du commentaire et de la langue et de ses usages, tout aussi normés, qui permet de le réaliser. Les mots, les expressions, la syntaxe sont formatés par l’exercice, formatage dont nous avons dit qu’il était une aseptisation sociale et dont on peut dire qu’il aboutit à une dépersonnalisation du sujet qui ne fait plus usage du langage en espagnol mais qui tente de satisfaire à des obligations institutionnelles en se livrant à une production linguistique qui peut lui rester totalement étrangère. Mais elle lui est étrangère d’abord parce qu’elle est le produit d’un exercice scolaire stéréotypé et universel, hispanisé pour la circonstance ; et parce qu’il est hispanisé, il perd encore en contenu dans la mesure où les moyens linguistiques à disposition sont plus modestes.

On citera l’exemple de tel candidat aux épreuves orales de LV2 de baccalauréat de juin 2004, soit moins de quatre mois après les attentats du 11 mars à Madrid, qui doit présenter le texte de Luís Sepúlveda, « Venid a ver la sangre por las calles » [Venez voir le sang dans les rues]lui-même écho du poème de P. Neruda portant le même titre et écrit en 1936 à Madrid. Luís Sepúlveda, auteur chilien lui-même comme Pablo Neruda, a écrit son texte dans la journée du 11 mars. Comme Pablo Neruda lançait en 1936 cet appel déchirant devant les bombardements de Madrid, Luís Sepúlveda témoigne de la stupeur de tout un peuple qui s’est soudain immobilisé, comme hagard devant tant de sang, de souffrance et de mort. Le candidat lui, partage le texte en trois parties : la première est, à l’en croire, une description des victimes, la seconde une description des terroristes et la troisième une description du peuple espagnol. Il y a donc une relation entre la troisième et la première partie (sic). Et comme il convient dans toute production d’élève organisée, la conclusion offrait « une ouverture » : Aznar (le président du gouvernement) perdit son travail (sic).

Le document avait, selon toute vraisemblance, été choisi pour le prétexte qu’il offrait d’évoquer les faits, pour sa force émotionnelle, donc son pouvoir « déclencheur de parole » et d’une parole profonde parce que portée par l’émotion : l’impact émotionnel provoqué par les attentats de Madrid dans toute l’Europe et qui ne pouvait donc pas avoir épargné l’élève concerné, croisait la force évocatrice d’une écriture poétique. Las, la scolarisation de l’ensemble (d’autant plus radicale qu’elle s’inscrivait dans la perspective d’un commentaire de texte à présenter au baccalauréat) a eu raison des potentialités éducatives et instructionnelles de l’exercice. L’évaluation terminale, sommative, sanctionnant cinq années d’étude de l’espagnol, devait cependant se faire à partir de cette production d’élève. La capacité à agir langagièrement du candidat ne pouvait pas être testée, ni en réception (il n’a à aucun moment manifesté une quelconque perméabilité à la puissance émotionnelle du texte), ni en production (à aucun moment il n’a fait usage de la langue pour agir sur son interlocuteur) et cependant quelques mots échangés ensuite ont clairement indiqué que le candidat était convaincu d’avoir satisfait aux obligations de l’exercice.

L’exercice scolaire donne l’illusion qu’il peut y avoir apprentissage et utilisation de langue étrangère sans engagement du sujet. Nous faisons l’hypothèse que c’est moins parce qu’il est impuissant à motiver l’apprenant à partir de thématiques que parce qu’il ne lui donne pas l’occasion de s’engager comme sujet dans une interaction langagière exolingue. C’est alors dans cet engagement, qu’il peut prendre conscience de la façon qu’il a de se servir de la langue première et qu’il lui faut, à partir de cette conscience de soi, s’inventer des façons de se servir de la langue étrangère.

Notes
391.

Candelier, M. L’éveil aux langues à l’école primaire. Evlang : bilan d’une innovation européenne.

392.

Hawkins, E. Awareness of language : An introduction.

393.

Dabène, L. Le développement de la conscience métalinguistique. Repères, p. 13-22