3.4. L’outil idoine de secondarisation des comportements langagiers.

E. Bautier 394 souligne que l’on a souvent tendance à analyser la langue des élèves, notamment des élèves en difficulté, en termes de manque et elle donne l’exemple de l’adjectivation. Les élèves en difficulté souffriraient d’une carence lexicale qui expliquerait leur incapacité à adjectiver. Or la sociologue du langage voit moins dans cette absence d’adjectivation un manque qu’une caractéristique du langage des élèves concernés et au-delà, une caractéristique de leur rapport au monde. L’adjectif porte en effet la marque de l’énonciateur, il vient apporter la nuance, l’inflexion, cette note subjective qui exprime une prise de position de l’énonciateur sur le monde et donc révèle l’usage symbolique qu’il fait du langage qui apparaît clairement comme outil de mise à distance et révèle par là même quelque chose de lui. L’adjectif, comme l’adverbe, est l’indice d’une « catégorisation fine du monde », un degré de « distinction », selon l’expression de P. Bourdieu. Nous avons vu que l’auteure caractérisait le langage des élèves selon le degré d’évidence de la relation qui les lie au monde. Que la langue se confonde avec le monde et l’adjectivation est superfétatoire. On mesure dès lors combien est vain le travail systématique de mémorisation d’adjectifs en langue étrangère s’il n’est pas associé à un travail sur le langage toutes langues confondues. Et ce travail sur le langage doit impérativement prendre appui sur les pratiques langagières de celui qui apprend, faute de quoi l’apprentissage restera synonyme d’accumulation de « savoir sur ». E. Bautier fait en effet le pari que chacun est capable de réflexion sur la langue et sur ses usages à condition de partir de la langue quotidienne de l’apprenant et de l’utiliser.

Il convient d’apporter ici une précision que l’auteure souligne avec force. S’il s’agissait de la légitimer au détriment d’une autre, par exemple la langue scolaire, l’effet en serait désastreux : « il risquerait d’accroître encore les différences entre élèves au détriment de ceux que l’on veut justement aider à s’insérer scolairement et socialement » 395 . On ne ferait que renforcer le rôle identitaire de la langue de l’apprenant, le « we code » dont parle J. Gumperz 396 par opposition au « they code ».

Utiliser la langue de l’apprenant, les usages qu’il en a, dans un apprentissage de langue étrangère c’est certes le contraindre à un retour sur son mode de langage, ce que fait tout enseignement – apprentissage de langue première, mais ce pourrait être aussi le mettre à l’épreuve dans une démarche expérimentale. S’interroger sur le fonctionnement de son propre système de rapport au monde par le langage est une démarche réflexive, au sens propre du terme, dans la mesure où l’action du sujet est renvoyée sur le sujet. User de son langage en langue étrangère c’est lui faire subir une sorte de processus de diffraction : la langue étrangère agit alors comme un corps opaque qui, littéralement, « met en morceaux » les usages de la langue première et permet donc d’en apprécier la teneur pour ensuite filtrer ce qui est transférable dans un rapport exolingue et ce qui ne l’est pas. La secondarisation des pratiques langagières que permet l’apprentissage de langue étrangère est un phénomène expansif, jamais borné. Il renvoie au locuteur mais en le projetant dans l’action. L’enseignement – apprentissage de langue étrangère peut alors contribuer de manière forte à instituer progressivement la pratique langagière en objet dynamique et plastique, elle qui, chez l’apprenant dont le sujet sort des nimbes, lui était consubstantielle.

Dès lors que sa propre pratique peut être mise à distance, questionnée par un rapport à l’autre qui ne met pas en péril l’individu, comme le ferait, par exemple, l’imposition d’une norme comportementale institutionnelle (« c’est pas comme ça qu’on dit »), nous faisons l’hypothèse que l’enseignement - apprentissage de langue étrangère peut contribuer à faire bouger le rapport au langage.

Prenons l’exemple d’une « façon de dire » qui peut être considérée par un locuteur francophone comme un élément différenciateur. Si un élève qui veut récupérer un objet qui se trouve en possession de son professeur, s’approche de celui-ci et lui dit : « Donnez-moi-le », il s’entendra répondre immanquablement, sur un ton plus ou moins comminatoire mais toujours réprobateur et selon une courbe mélodique ascendante invitant à la correction immédiate : « donnez-le-moi ». L’usage personnel et familier de la langue est brutalement rejeté, déclaré persona non grata dans l’espace scolaire, renvoyé à un univers de l’intime, frappé d’illégitimité et pourtant, la question de l’ordre d’apparition des pronoms ne mérite-t-elle pas d’être pensée ? Un hispanophone ne serait certainement pas heurté par l’ordre adopté par notre élève car c’est précisément celui qu’il pratique lui-même : « Démelo » [Donnez + moi + le] et c’est aussi celui que l’élève et son professeur pratiquent dès qu’il ne s’agit plus d’un impératif : « vous me le donnez ». Il y a donc une hiérarchie des pronoms et celle qui prévaut majoritairement en français (et qui apparaît dans le parler populaire à l’impératif), et totalement en espagnol, est celle qui donne la priorité au sujet sur l’objet. M. Bénaben explique :

‘« L’ordre dans lequel apparaissent les pronoms n’est pas indifférent. Il y a des préséances, des hiérarchies qui s’établissent entre les différentes personnes.
L’ordre adopté dans une séquence aussi banale que yo te lo digo / je te le dis trouve sa justification dans les rapports qui unissent la première, la deuxième et la troisième personne. “La première personne –écrit Gérard Moignet 397 – que le moi pensant et parlant intègre à son univers est celle qui lui donne la réplique, et qui est sa réplique – son alter ego – dans la communication, le toi.” Inversement, lorsque la 2° personne – qui est un je en puissance – est sujet du verbe, elle s’adresse en priorité à la personne qui partage son espace interlocutif, à savoir la première. Quant à la personne exclue de l’échange interlocutif, elle est reléguée au dernier rang, au rang troisième. (…) La notion de personne l’emporte donc sur l’ordre fonctionnel. » 398 [Souligné par l’auteur]’

L’élève qui déclare à son professeur « donnez-moi-le » ne fait qu’étendre le système dominant jusqu’à l’impératif, celui qui privilégie le sujet au détriment de l’objet. Il ne commet pas de « faute », sa pratique quotidienne n’est pas moins ni plus arbitraire que celle qui est retenue comme la norme, la connaissance de l’espagnol vient le confirmer. Peut-être l’apprentissage scolaire de langue étrangère permet-il de relativiser la norme. Connaître la norme et s’y conformer n’est pas un reniement de sa langue mais la prise de conscience de ses limites opérationnelles en fonction des situations sociales.

On pourrait multiplier les exemples de ces pratiques langagières sur lesquelles le contexte exolingue agit comme un « révélateur » au sens où la solution chimique employée en photographie rend visible l’image latente. Tout locuteur dont la langue première est le français pratique le vouvoiement comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Tout au plus a-t-il appris dans une approche métalinguistique de sa propre langue que la « forme de politesse » s’exprimait en français avec la seconde personne du pluriel et que donc le pronom, le verbe mais également les possessifs s’en voyaient affectés. Peut-être a-t-il eu même à en rendre compte dans un exercice scolaire prévu à cet effet : il a alors élaboré un discours métalinguistique mais l’appropriation du phénomène n’en a pas été garantie pour autant. Nous entendons par appropriation du phénomène, cette capacité à identifier l’usage de la deuxième personne du pluriel comme outil de distanciation d’avec l’allocutaire. Peut-être la forme « voulez-vous me prêter votre livre, s’il vous plaît ? » reste-t-elle comme lexicalisée, comme figée et applicable à une situation d’interaction au lieu d’être susceptible de réélaboration et adaptée et nous ne disons rien des modalisations qui à partir de ce texte sont envisageables : « vous voulez me prêter votre livre, s’il vous plaît ? », « vous me prêtez votre livre, s’il vous plaît ? » « vot’ livre s’il vous plaît ? » etc. Le recours à la seconde personne du pluriel a instauré une distanciation d’avec l’allocutaire mais d’innombrables nuances peuvent encore être apportées. Cette conscience fine du pouvoir que recèle la mise en mots, la variabilité de la langue, son extrême adaptabilité mais aussi ses régularités peuvent tout à la fois se révéler et se construire dans l’action en langue étrangère. Que l’on écoute un hispanophone s’essayer au maniement du vouvoiement et on comprendra vite la portée de la polyvalence de la deuxième personne du pluriel en français qui peut correspondre à plusieurs allocutaires qui seraient tutoyés individuellement, à un allocutaire auquel on s’adresse avec déférence ou à plusieurs allocutaires auxquels on s’adresse avec déférence. Que l’on s’essaie dans l’interaction en espagnol à moduler la distance d’avec l’allocutaire et l’on prendra conscience que non seulement la convention de la deuxième personne du pluriel pour dire la distance n’est plus opératoire (et qu’il faudra donc réélaborer toute la chaîne pronom / verbe / possessifs) mais que dans l’ensemble des pays de langue espagnole il n’existe rien moins que trois systèmes pour désigner l’allocutaire, qu’un espagnol dira « vosotros » quand un américain dira « ustedes », qu’un argentin dira « vos » quand un chilien dira « tú ».

Cette conscience de la relativité de toute pratique langagière, progressivement construite par la pratique et le retour réflexif sur cette pratique (mais nous le verrons au chapitre suivant) conduira celui qui apprend à se défaire de ses dépendances d’avec la langue, plus, de son enfermement dans une façon d’agir langagièrement avec sa langue. C’est le langage qui se trouve alors instrumentalisé, soumis au sujet qui peut lui donner les formes qui conviennent à l’action qu’il entend mener. Certaines pratiques dans la didactique traditionnelle de l’espagnol que nous avons évoquées précédemment se révèlent dès lors en mesure de contrarier gravement cette prise de pouvoir du sujet sur son langage, prise de pouvoir exigeante, laborieuse, aléatoire mais essentielle parce qu’elle conditionne l’accès à la plasticité langagière nécessaire au sujet pour faire face aux situations les plus diverses. On citera tel document d’accompagnement des Instructions Officielles qui recommande de fournir toujours le « mot juste » aux élèves, tel rapport d’inspection qui reproche au professeur de ne pas suffisamment encadrer langagièrement ses élèves, tel autre rapport qui enjoint à un professeur d’abandonner une variété linguistique de l’espagnol au bénéfice d’une autre plus conforme à une norme scolaire française établie à partir d’une langue castillane réputée « pure », tel manuel qui fournit, dans le corps des textes de lecture qu’il donne les traductions des mots dont on pense qu’ils présentent une difficulté de compréhension, tel script de cours où il est manifeste que pour la leçon, on attend des élèves qu’ils répètent ce qui a été dit au cours antérieur et non qu’ils construisent un discours à partir de ce qui a été dit, fait, découvert. A cette liste non exhaustive de pratiques d’enseignement relevées dans le domaine scolaire de l’espagnol et qui contrarient l’accès à la conscience de langage, nous ajouterons les routines mais, au-delà, tout enseignement - apprentissage fondé sur une démarche de modèle fût-il répertorié comme modalité de l’approche dite « communicative ». Toute production linguistique et tout comportement langagier préconstruits risquent fort d’avoir les mêmes effets, même si la situation scolaire inventée est parfaitement identifiable par celui qui apprend, qu’elle apparaît comme une réplique d’une situation sociale analogue à laquelle elle préparerait.

Ces pratiques d’enseignement – apprentissage confortent dans son rapport premier au langage, celui de la transparence au monde, l’élève qui n’a pas accédé à la secondarisation du langage dans la mesure où à une situation donnée correspondra une production linguistique déterminée et un comportement langagier préétabli, construits en extériorité, qu’il convient de mémoriser.

‘« Certains élèves ont, plus que d’autres, la conscience, l’habitude et l’habitus des ces usages (du langage) et la possibilité de les mobiliser dans des jeux discursifs plus ou moins volontaires. Le langage est spécifique dans ses possibilités de variabilité, de jeux, de nuances, de divagation, qu’en est-il quand on le pense monosémique, fixe ? Il est peut-être alors rassurant, mais comment peut-on apprendre et s’apprendre, voire se déprendre ? » 399

Pour apprendre, s’apprendre et se déprendre, l’élève, et a fortiori l’élève en difficulté, doit se voir offrir des situations d’apprentissage qui questionnent son rapport au langage, qui le contraignent à s’en distancier. La conception des situations d’apprentissage de langue étrangère, leur adaptation à l’apprenant peuvent alors constituer une aide précieuse pour lui. En revanche tout ce qui pourrait être mis en œuvre pour se substituer à lui serait une aide apparente mais contreproductive. D’autre part, pour celui dont parle E. Bautier au début de ce texte et qui est en mesure de concevoir son langage comme une médiation avec le monde et de l’utiliser comme telle dans sa langue première, les pratiques d’enseignement - apprentissage de langue étrangère fondées sur la logique du modèle, donc d’une construction en extériorité par rapport au sujet, apparaissent comme des forces régressives dans son rapport au langage.

Nous avons montré que l’enseignement - apprentissage de langue étrangère peut être un outil de première importance pour faire accéder l’apprenant à la conscience de la langue et des comportements langagiers jusque dans sa langue première, conscience sans laquelle l’émergence du sujet se voit compromise, la dynamique d’acquisition d’une plasticité langagière rendue inaccessible. Cependant certaines pratiques d’enseignement - apprentissage contrecarrent cette potentialité. Il nous reviendra de proposer des alternatives mais cela ne saurait se faire sans avoir au préalable exploré un troisième champ de secondarisation, celui des valeurs de référence qui donnent au langage d’un groupe d’individus sa cohérence.

Notes
394.

Bautier, E. Exposé dans le cadre du séminaire de l’École Doctorale de Mme Clerc F., Université de Lyon 2, le 18 mai 2004. Pas de trace écrite.

395.

Bautier, E. Usages identitaires du langage.

396.

Gumperz, J.-J. Engager la conversation.

397.

Moignet, G., Sur le système de la personne en français, Etudes de psychosystématique française.

398.

Bénaben, M. Manuel de linguistique espagnole, p. 103.

399.

Bautier, E. Du rapport au langage : question d’apprentissages différenciés ou de didactique ? p. 49.