3.5. L’apprentissage de langue étrangère, l’outil idoine pour secondariser les valeurs de référence.

Rappelons que la secondarisation telle que l’entend E. Bautier consiste à constituer du moi en objet. Lorsque l’École parvient à faire mettre à distance, par celui qui apprend, sa propre pratique langagière, elle le conduit à instaurer un nouveau rapport au langage. Cette opération n’est pas bénigne car en modifiant son rapport au langage c’est son rapport à lui-même et au monde qui s’en trouve transformé. Et l’auteure d’insister sur

‘« le caractère d’acculturation que représente alors pour les élèves tout changement dans le rapport au langage qui est changement de valeurs, de relation aux autres, au savoir, aux apprentissages. » 400

Nous avons montré à quel point l’enseignement – apprentissage de langue étrangère peut contribuer à la secondarisation du langage lorsqu’il met à distance l’outil linguistique et lorsqu’il questionne les comportements langagiers. Entendre la nécessaire et permanente transformation du rapport au langage chez l’apprenant comme un phénomène d’acculturation qui affecte donc l’identité même du sujet, ou la conscience qu’il en a, c’est fournir à l’enseignement – apprentissage de langue étrangère un rôle central ou du moins lui ouvrir cette perspective. Car est en voie de parvenir à la maîtrise d’une langue étrangère celui qui s’est approprié au-delà des outils linguistiques et des comportements langagiers les valeurs, les relations aux autres de la société qui la parle. L. Porcher écrit :

‘« En somme, un apprenant en langue étrangère est opérationnel dans la société où celle-ci est langue maternelle quand il parvient à comprendre les choix que cette société opère, ses distinctions, et qu’il est capable de les prévoir et donc de les produire lui-même de manière adéquate dans les conditions appropriées. » 401

On peut alors se demander en quoi se ressemblent et en quoi diffèrent l’acculturation dont parle E. Bautier, cette acculturation de celui qui transforme son rapport au monde en transformant son rapport au langage et l’acculturation dont parle L. Porcher, cette acculturation de celui qui s’approprie un point de vue extérieur pour intervenir langagièrement dans un autre espace sociolinguistique que le sien. Le croisement des travaux que nous citons nous conduit à considérer que la différence est plus une différence de degré d’acculturation que de nature d’acculturation. Il s’agit davantage d’apprécier l’écart entre le rapport à l’autre que l’apprenant s’est constitué avec le langage et celui auquel il peut aspirer, que d’opposer le rapport à l’autre qu’il a dans sa langue première au rapport à l’autre qu’il peut créer en langue étrangère. Les opposer serait ignorer que le sujet reste le même, c'est-à-dire pourvu de sa culture langagière quand il instaure un rapport à l’autre en langue étrangère et ce serait ramener le langage en langue première à nouveau à sa seule dimension linguistique quand nous avons vu qu’elle ne garantit nullement, à elle seule, le succès de l’acte langagier. Pour illustrer la première de couverture de son ouvrage Pratiques langagières, pratiques sociales, E. Bautier a retenu un dessin où le personnage d’un enfant nous regarde, perplexe, appuyé sur un ballon, et il nous dit :

‘« On parle la même langue mais on ne doit pas parler le même langage ».’

Apprendre à parler une autre langue que sa langue première pour comprendre le langage de celui qui parle cette autre langue exige de s’approprier, au moins momentanément, les valeurs qui le fondent. On peut considérer qu’immanquablement, le degré d’extériorité du langage de l’alloglotte sera plus élevé pour l’apprenant (puisqu’il commence dès le linguistique et peut s’étendre selon la réalité sociolinguistique considérée à des référents culturels très éloignés) que le degré d’extériorité du langage d’un locuteur partageant la même langue maternelle. Cependant, la diversité des variétés linguistiques à l’intérieur même d’une communauté linguistique apparemment homogène conduit à relativiser cette différenciation. La variété linguistique qu’est la langue de la grande bourgeoisie n’est pas accessible d’emblée à qui ne s’est constitué un répertoire langagier que dans un espace socioculturel totalement différent et vice versa. E. Bautier et J.Y. Rochex montrent que le langage de l’École lui-même est adossé à des référents socioculturels qui le mettent hors de portée de nombre d’élèves. Dès lors la nécessité dans laquelle se trouve l’apprenant de se doter d’une plasticité langagière peut être comparable entre la langue première et la langue étrangère à cette différence près que, si en langue première, les valeurs qui fondent le langage s’imposent d’abord par leur évidence pour ensuite être révélées et mises en question par l’interaction notamment en milieu scolaire, en langue étrangère, rien de tout cela n’est donné d’avance, tout est à construire mais ces deux mouvements peuvent avoir partie liée.

Le processus d’acculturation serait commun à la secondarisation du langage et à l’apprentissage de langue étrangère et sa dynamisation dépendrait de la capacité de ces deux mouvements d’origines contraire (l’un provenant d’une disjonction de son propre langage, l’autre d’une volonté d’appropriation fusionnelle du langage de l’autre) à entrer en synergie.

Puisque « tout changement dans le rapport au langage est un changement de valeurs, de rapport aux autres », il revient à l’institution scolaire d’aider l’apprenant à renforcer toujours la puissance de médiation de son langage entre lui et le monde ; l’enseignement –   apprentissage de langue étrangère offre un cadre éthique à l’entreprise.

Notes
400.

Bautier, E. & Rochex J.-Y. L’expérience scolaire des nouveaux lycéens, p. 144.

401.

Porcher, L. L’enseignement des langues étrangères, p. 52.