4. Accéder aux valeurs de l’autre par l’apprentissage de sa langue.

« L’homme,dit Nietzsche, est un animal évaluateur » et les outils qu’il se donne pour penser le monde sont des outils évaluatifs, la langue en est un, la culture en est un autre, celle-ci est englobante, celle-là est englobée. Saussure a montré que toute langue est un système, c’est-à-dire un ensemble fermé où chaque élément ne vaut pas par lui-même mais par différence avec les autres éléments. Toute langue jette un maillage sur la totalité du monde, maillage qui a une cohérence globale qui n’exclut pas que certaines zones soient plus densément couvertes que d’autres. Le fameux couple « ser et estar » auquel nous avons déjà fait allusion, couple infernal pour les apprenants francophones d’espagnol, ne soulève pas qu’un problème linguistique, il y a de la culture là-dedans. Que l’expression de l’existence se distingue clairement de l’expression de la circonstance, que les zones de recouvrement s’en trouvent délimitées avec précision et c’est la perception du monde qui s’en trouve affectée. Les valeurs accordées par la langue à ces deux notions sont liées à la distinction qu’elle opère. Des faits linguistiques qui pourraient paraître de moindre envergure sont en fait tout aussi distinctifs. On citera par exemple, dans un autre domaine, la richesse des modalités de la suffixation quantitative de l’espagnol, avec en plus ses variantes régionales, et qui démultiplie de façon exponentielle les moyens qu’a le locuteur de jouer des effets de sens. On trouve dans l’ouvrage de grammaire descriptive de J. Bouzet, viatique de tout hispaniste français de la seconde moitié du XX° siècle, au chapitre des « diminutifs, augmentatifs, péjoratifs », l’explication suivante :

‘« C’est que ces formes sont dépourvues de toute valeur objective précise (sic). Aquella casita ne désigne pas forcément une petite maison, mais une maison quelconque dont on parle avec émotion ou avec tendresse. Les suffixes, aussi bien diminutifs qu’augmentatifs, ont surtout une valeur affective, c'est-à-dire qu’ils ajoutent à l’idée évoquée par le mot simple l’expression embryonnaire d’un sentiment : affection, pitié, familiarité, admiration, répulsion, badinage, ironie etc. D’ailleurs la nuance exacte de ce sentiment dépend aussi bien de l’intonation ou du contexte que de la forme même du suffixe. » 402 [Souligné par l’auteur]’

Si, pour reprendre les termes de l’auteur, ces formes « n’ont pas de valeur objective précise »elles sont des outils d’une efficacité extraordinaire pour en apporter. Ainsi le morphème «ita »joint au lexème « semana » peut permettre de dire l’équivalent de « rude semaine ».

« La semanita que se nos acerca » pourrait donc se traduire : « rude semaine qui arrive ».

Le diminutif agit ici comme un augmentatif. Une petite semaine n’est pas effrayante pour qui va l’affronter. Le procédé est ironique. La valeur que va conférer le locuteur au diminutif ne peut être partagée par l’allocutaire que s’il y a connivence entre l’un et l’autre. Cette connivence est culturelle, elle dépend de la capacité commune à l’un et à l’autre à investir d’un sens équivalent une même forme linguistique. Ainsi donc la valeur, dès l’utilisation du système linguistique lui-même, est affaire de culture. Laisser croire à un élève d’espagnol qui s’obstine à transférer la construction française « un petit + substantif… » en espagnol (ce qui peut être quelquefois cocasse) qu’il suffit d’accoler le suffixe diminutif pour trouver l’équivalent c’est lui interdire d’entrer dans le système de valeurs qui sous-tend en espagnol l’emploi du diminutif, emploi qui, loin d’être réservé aux substantifs s’étend aux adjectifs, aux participes passés, aux adverbes, aux gérondifs mêmes. Ne pas lui donner les moyens de percevoir qu’il y a là un sous-système, c’est le cantonner dans une logique de transposition de son propre système linguistique lui-même informé par un système de valeurs qui ne peut alors être conscientisé, secondarisé. Et pourtant il y a là un enjeu de toute première importance dans la mesure où cet usage de la langue est totalement immergé dans une culture du quotidien qu’elle irrigue. C’est là que se trouvent à l’état latent, selon les mots de L. Porcher que nous avons cités plus haut, « les choix que cette société [celle dont on étudie la langue] opère, ses distinctions ». Certes la culture ne se réduit pas à la langue mais les usages qui en sont faits sont consubstantiels à cette culture anthropologique que R. Galisson appelle « culture existencielle » : user du diminutif comme un Espagnol en parlant en espagnol exige d’avoir intériorisé, d’épouser, un moment au moins une façon d’être au monde et de l’organiser différente de celle qu’on a reçue en héritage et c’est donc se déprendre de celle-ci, ce qui peut permettre de la mettre en perspective, de s’en rendre maître et non la subir. Les valeurs sont à l’œuvre au plus intime de l’expression langagière, dans l’usage qu’elle fait du système linguistique et se l’approprier c’est commencer à se saisir des modes de classement que l’autre opère sur le monde, c’est donc acquérir une compétence culturelle étrangère.

Notes
402.

Bouzet, J. Grammaire espagnole, p. 31.