4.1. Vers une compétence culturelle étrangère par les pratiques langagières.

Nous avons vu que le noyau dur de la didactique de l’espagnol se construisait selon deux principes organisateurs : l’objectif linguistique et l’objectif culturel, dualité qui charpente également le concours de recrutement des professeurs. La seule existence de cette présentation bipolaire a pour effet d’opposer symétriquement les aspects propres à chaque pôle et de les radicaliser : quand l’objectif linguistique renverra au practico pratique, l’objectif culturel renverra aux savoirs savants, quand l’objectif linguistique sera de l’ordre du systémique, l’objectif culturel relèvera de l’aléatoire. Aussi avons-nous montré comment le premier, l’objectif linguistique, qui donne aux professeurs et aux élèves l’illusion d’un ensemble fini, s’impose sur le second qui n’est le plus souvent que l’auxiliaire de la connaissance du système linguistique plus que de ses usages. Nous avons parlé d’aseptisation sociale des supports utilisés et d’aseptisation de la langue apprise.

Voilà qui est inconciliable avec l’hypothèse que nous venons de formuler selon laquelle le système linguistique et l’usage qui en est fait relèvent de la culture. En le dissociant de la langue et de ses usages, le culturel se trouve relégué dans un statut qui le maintient en complète extériorité par rapport à celui qui apprend. J.-C. Beacco fait ce diagnostic qu’il applique à l’ensemble de l’enseignement des langues étrangères en France et qui corrobore l’analyse que nous faisons de la situation du culturel en espagnol :

‘« Ces formes erratiques d’apparition et d’élucidation assimilent le culturel à un inventaire constitué de notes infra-paginales où sont stockées les connaissances précises nécessaires à l’interprétation des aspérités culturelles que présentent les supports destinés aux enseignements linguistiques. L’accumulation de ces informations, surgissant au hasard des documents ne constituent une compétence ou une connaissance que sur le long terme, tant elle est peu systématique. (…) La culture – civilisation se donne à lire sous une forme cognitive et discursive de type dictionnairique, dont le rôle est parfaitement légitime en situation d’autodidaxie, mais qui constitue une interprétation minimaliste du rôle éducatif et d’informateur de l’enseignant en enseignement présentiel. » 403

Nous avons, précédemment, évoqué le rôle du document d’appui dans le cours canonique d’espagnol et dit comment il y était en quelque sorte aplani, culturellement dévirtualisé. Le culturel y semble omniprésent mais il n’est pas l’objet d’un apprentissage organisé. La plupart des manuels d’espagnol, dans leur présentation, en administrent la preuve. La profusion des documents, leur variété (textes, photographies, dessins, tableaux etc.), l’inventivité de leur mise en page font du culturel quelque chose qui s’apparente fort à un produit d’appel au sens où on l’entend dans le secteur de la distribution, duquel le livre scolaire n’est d’ailleurs pas indépendant. Il n’est pas l’objectif principal, qui reste l’apprentissage linguistique, mais il est le passage le plus efficace pour y parvenir. Cependant l’image du produit d’appel ne rend pas totalement compte de la fonctionnalité du culturel dans le manuel car si le produit d’appel est singulier dans la grande surface, il est multiple ici. C’est que la motivation de l’apprenant est à ce prix : il faut lui offrir une gamme variée où il pourra butiner à son aise. L’apprentissage culturel ne peut donc pas obéir à une programmation organisée, à une planification. Il en résulte alors une approche impressionniste de la culture qui, dans les choix, devra plus au type d’acculturation du professeur qu’à une construction alimentée par une interaction entre l’apprenant et la culture cible. Le chemin est alors étroit entre les connaissances trop ponctuelles pour rendre compte d’une réalité complexe et des connaissances à ce point générales qu’elles confinent aux stéréotypes. On notera que l’obligation sans cesse réitérée en espagnol et dans les autres langues d’enseigner – apprendre la culture dans la langue cible ne fait que renforcer les risques de tomber dans l’un ou l’autre écueil quand elle n’aboutit pas à une production linguistique qui est à elle-même sa propre fin.

C’est que la disjonction opérée traditionnellement entre objectif culturel et objectif linguistique aboutit à ce que l’objectif culturel, entendu essentiellement comme l’apprentissage d’un savoir savant à partir d’un objet, qui offre le prétexte de l’objectif linguistique peut, dans la réalité de la classe, ne pas être nécessaire pour y parvenir.

Et paradoxalement, la présence de l’objectif culturel (parce qu’il en est formellement détaché) vide la langue de son contenu culturel, l’aseptise. Il y a incompatibilité entre la bipolarité traditionnelle qui prétend rendre compte de la réalité de la langue - culture cible (le linguistique d’une part, le culturel de l’autre) et la langue entendue comme une pratique. Au même titre que la culture qui l’englobe, la langue n’existe que par et dans la médiation des individus, elle est donc une pratique culturelle dans la mesure où elle est incluse dans tous les systèmes de valeurs qui fonctionnent à l’intérieur d’un groupe social, sa culture au sens où l’entend V. Pugibet qui emprunte elle-même à J.-R. Ladmiral et E.-M. Lipiansky 404 :

‘« La culture désigne les modes vie d’un groupe social : ses façons de sentir, d’agir, ou de penser ; son rapport à la nature, à l’homme, au corps, à la technique ou à la création artistique. La culture recouvre aussi bien les conduites effectives que les représentations sociales et les modèles qui les orientent (systèmes de valeurs, idéologies, normes sociales) ». 405

La pratique langagière dans la langue de l’autre, assortie d’un retour réflexif, apparaît alors comme un outil puissant et fédérateur pour saisir cette culture en tension. Savoir agir et être agi avec le langage dans la langue de l’autre, en tentant toujours plus de prendre en compte sa culture ainsi définie tel est l’enjeu de l’enseignement - apprentissage de langue. Mais dès lors il acquiert une dimension nouvelle, retentissant puissamment sur la formation de l’individu. Ce savoir-faire jamais abouti, toujours en devenir, exige en effet une disposition du sujet, il exige un sujet.

Notes
403.

Beacco, J.C. Les dimensions culturelles des enseignements de langue, p. 65.

404.

Ladmiral, J.-R. & Lipiansky, E.-M. La communication interculturelle.

405.

Pugibet, V. Enseignement universitaire de la civilisation hispanique et didactique de la culture en classe d’espagnol.