4.3. Savoir être.

J. C. Beacco définit ainsi la pédagogie interculturelle :

‘« Démarche de prise de conscience, la pédagogie interculturelle vise à agir sur des attitudes peu contrôlées et sur des représentations, celles d’autres cultures, de la sienne et de soi-même. En ce sens elle intervient dans le domaine de ce qu’il est convenu d’appeler la psychologie sociale : la relation à une culture autre est reconnue comme étant de nature cognitive et affective et une éducation de ce type cherche à conduire de représentations premières à des représentations “travaillées”, toujours affectivisées, mais qui sont passées par l’observation, l’objectivation, et la prise de conscience. » 408

Une telle démarche ne peut donc ignorer l’identité culturelle de l’apprenant, elle est même le point d’appui sans lequel rien ne peut se construire d’authentique. C’est que, plus qu’aucun autre, l’enseignement – apprentissage de la culture, et a fortiori de la culture étrangère, se situe dans la tension entre identité et altérité, entre son monde à soi et celui de l’Autre, entre le proche et le lointain. Il n’y a d’éloignement que par rapport à un point d’ancrage. Nous prenons volontiers à notre compte la formule de M. Abdallah – Pretceille et L. Porcher selon lesquels «tous ceux qui prennent la mer ont besoin d’un port, seules les attaches permettent de partir » 409 . Partir vers les langues cultures c’est mettre au jour les attaches culturelles en langue culture première, comme prendre pied dans une culture langagière en langue étrangère, c’est mettre au jour les amarrages de sa propre culture langagière, comme l’abordage d’un système linguistique autre met au jour, en la mettant à l’épreuve, la machinerie de son propre système.

Tous les processus à l’œuvre dans l’apprentissage de langue étrangère peuvent concourir au dévoilement des processus à l’œuvre dans la pratique de la langue première. Mais à ce stade, il conviendrait, à l’instar de R. Galisson et de C. Puren, de parler, non plus de langue mais de langue-culture. La question identitaire à laquelle aboutit la problématique de l’éducation par les langues cultures est en fait, au-delà de l’apprentissage d’un savoir-faire linguistique, au-delà de l’apprentissage d’un savoir-faire langagier, l’apprentissage d’un savoir être.

S’il lui est intimement lié, ce savoir être visé par l’enseignement scolaire des langues étrangères se distingue des savoir-faire socioculturels. J.-C. Beacco établit entre ceux-ci et celui-là une claire distinction. Pour l’auteur, les savoir-faire sont ces utilisations précises de savoirs culturels répertoriés et permettant d’affronter des situations de communication prévisibles en face à face. Ainsi les guides touristiques proposent-ils des mots, des expressions, des rituels, des conventions à adopter en fonction des situations de communication. Nous avons, pour notre part une vision plus ample des savoir-faire sociaux que nous avons développée dans nos paragraphes sur la culture langagière de l’individu qui apprend, mais la définition qu’en donne J.-C. Beacco permet d’apporter quelques précisions. Elle distingue clairement les « kits de langue pour touristes » 410 qui sont des objets à s’approprier pour maîtriser des situations de communication en extériorité, de ce qui relève d’une capacité de l’individu à se décentrer pour adopter le point de vue de son interlocuteur et s’adapter ainsi à la situation dans la langue et dans la culture de l’autre. Pour nous, certaines phases de l’apprentissage scolaire de langue étrangère ne feront pas l’économie des « kits de langue » mais s’en tenir là serait retourner à une pédagogie du modèle (certes à partir d’une langue fonctionnelle mais modèle tout de même) que nous avons dénoncée dans le cours traditionnel d’espagnol et ses avatars (quand le modèle était linguistique) parce qu’il nie à l’apprenant le statut de sujet parlant dans la langue qu’il apprend. L’enseignement – apprentissage de langue étrangère n’aurait aucune fonction éducative s’il devait se contenter d’inculquer avec le système linguistique un guide du savoir vivre dans la société dont on étudie la langue. Il serait même contreproductif dans la mesure où il ne ferait que renforcer l’ethnocentrisme des élèves.

Le savoir être va bien au-delà du savoir vivre entendu comme la connaissance et la mise en pratique de conventions sociales en fonction des situations. Il va au-delà d’un savoir culturel entendu comme la connaissance académique de cultures.

Parodiant J. Habermas 411 , M. Abadallah-Pretceille et L. Porcher parlent d’un « agir culturel » considérant davantage la culture par rapport à l’action que sur le mode descriptif. Pour les auteurs, la culture n’existe qu’actualisée, donc en situation d’interlocution. Un fait culturel n’est pas détachable d’une pratique énonciative. La conclusion qu’ils en tirent pour l’enseignement - apprentissage des langues cultures est que :

‘«(…) la didactique des langues et des cultures a (ou pourrait avoir) pour objectif, non pas la connaissance académique des cultures, mais une meilleure compréhension et une meilleure maîtrise de la communication et donc des rapports sociaux. La définition de ma culture, de mon identité est autant le produit de mes relations à autrui que le produit de mon affirmation propre et unique. » 412 [souligné par les auteurs].’

Il ne s’agit plus alors de faire porter l’effort sur la recherche de codes et de s’initier à ces codes car la culture n’est plus considérée comme un code mais comme une relation. On passe donc d’une théorie des codes à une théorie des comportements et ici des comportements non verbaux et, de la même façon que nous avons parlé de la conscience et de l’apprentissage des usages du langage nous pouvons évoquer maintenant les usages de la culture. P. Bourdieu 413 a montré que l’information est rarement le but ultime de l’échange, que c’est la recherche du profit symbolique qui est déterminante et alors la capacité d’action de l’énonciateur est proportionnelle à sa maîtrise du culturel, à son aisance à en jouer. M. Abdallah Pretceille et L. Porcher reprennent l’affirmation de P. Bourdieu selon laquelle :

‘« Il est impossible d’interpréter un acte de communication dans les limites d’une analyse purement linguistique ». 414

et la transposent sur le plan du culturel :

‘« De même (…) il est impossible de comprendre une culture à partir d’une analyse purement culturaliste, c’est-à-dire à partir de la connaissance de faits culturels. En tant que système symbolique, la culture n’est pas simplement un instrument au service du message mais aussi un instrument potentiel de domination. » 415

L’occasion qu’offre l’enseignement – apprentissage de langues – cultures de mettre à distance par l’observation des analogies et des différences, les valeurs qui agissent les uns et les autres (ou l’un et l’autre dans l’interaction située unique observée), dans leurs variantes les plus prosaïques, constitue un puissant outil de connaissance de soi et des autres dans l’action. La culture dont il s’agit alors est celle qui a toujours été marginalisée dans l’enseignement – apprentissage des langues étrangères et singulièrement de l’espagnol et que R. Galisson appelle « la culture courante ou existentielle »ou encore « la culture action ou avec le corps ».Comme nous l’avons dit du langage en langue étrangère, nous pouvons dire de l’« agir culturel » en culture étrangère, il est en mesure de diffracter l’« agir culturel » du sujet apprenant dans sa culture d’origine. Les manifestations non verbales attendues de quelqu’un qui prend congé ou de quelqu’un qui veut montrer sa sollicitude ou son agacement dans autant de situations données sont des faits de culture collective qui sont ou non, ou partiellement seulement, transposables dans une autre culture. Et ces manifestations sont déclinées, gérées, par l’individu selon un mode qui lui est spécifique. Les enjeux éducatifs de la diffraction culturelle nous paraissent alors de la plus grande importance : en le confrontant à un « agir culturel » étranger, l’École donne à l’apprenant de langue étrangère, les moyens, par un retour réflexif, d’identifier les usages qu’il fait de la culture et d’en percevoir les ressources pour lui inédites. Car il lui faudra tout à la fois repérer les usages que l’alloglotte fait de la sienne propre, tenter d’en identifier les référents, et se donner les moyens d’agir en usant de sa culture mais en l’adaptant et si possible de celle de l’autre. C’est à ce prix que l’apprentissage de langue – étrangère, dans le cadre de l’institution scolaire, peut aider l’apprenant à se constituer, selon la formule de P. Bourdieu, son capital culturel. Cette construction par l’individu d’un savoir être, qui n’est pas l’apanage de l’apprentissage de langue mais qui y trouve un terrain particulièrement favorable, s’inscrit dans une dynamique qui ne saurait se limiter aux murs de l’École mais que l’École a pour mission de faire naître et ou d’entretenir. J.F. Bayard définit ainsi la culture :

‘« La culture c’est moins se conformer ou s’identifier que faire : faire du neuf avec du vieux et parfois aussi du vieux avec du neuf : faire du soi avec de l’autre. » 416

Cette définition de la culture nous permet de faire apparaître à la fois l’originalité de l’enseignement – apprentissage de langue dans la mesure où, comme nous l’avons précisé plus haut, l’altérité y est donnée dans sa radicalité, et sa vocation à se fondre dans une capacité d’« agir culturel » totale. De même ce capital culturel global, qui ne compartimente pas selon les cultures d’origine, vient-il se fondre avec un capital langagier fait lui-même de degrés divers de maîtrise de plusieurs langues. C’est l’amplitude, et sa capacité à évoluer, de ce répertoire de ressources disponibles, qui déterminent le degré d’autonomie et d’action de l’acteur social.

Notes
408.

Op. cit. p. 123.

409.

Abdallah-Pretceille, M. & Porcher, L. Education et communication interculturelle, p. 5.

410.

Op. cit. p. 103.

411.

Habermas, J. Théorie de l’agir communicationnel.

412.

Op. cit. p. 120.

413.

Bourdieu, P. Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques.

414.

Bourdieu, P. Réponses, p. 118.

415.

Op. cit. p. 131.

416.

Bayard, J.-F., L’illusion identitaire. Paris : Fayard, coll. Espace du politique, 1996. Cité par J.-M. Zakhartchoukdans L’enseignant, un passeur culturel.