1. Où notre auteur rencontre un sien collègue…

Où notre auteur rencontre un sien collègue, enseignant du secondaire et formateur dans un institut universitaire de formation des maîtres à ses heures, fort courroucé à la lecture des pages sur la modélisation du cours canonique d’espagnol mais bien conscient qu’il y a quelque paradoxe à prétendre enseigner les langues sans s’intéresser aux questions du langage. Pour autant, renoncer à l’analyse collective de documents, comme pilier du cours de langue, pour inventer de nouvelles pratiques plus conformes aux théories défendues par notre auteur reviendrait pour lui à lâcher la proie pour l’ombre.

- Je viens de lire votre prose et je dois dire que ce qui m’a le plus irrité c’est qu’il s’en est fallu d’un cheveu que vous ne nous accusiez, nous qui nous inscrivons dans la tradition de l’enseignement de l’espagnol, mais peut-être doit-on dire aujourd’hui, dans la tradition de l’enseignement - apprentissage de l’espagnol ?

- Non, non, dites « de l’enseignement » car ce serait excessif de dire qu’il y a une tradition de l’apprentissage de l’espagnol, mais je vous en prie, continuez, vous vous disiez irrité.

- Ce qui m’a irrité, c’est qu’il s’en est fallu d’un cheveu, disais-je, que vous ne nous accusiez d’immoralité car si je…

- Je n’ai pas employé le mot.

- Certes mais votre développement sur l’exigence éthique qu’aurait l’École d’abandonner des pratiques – comme le cours traditionnel que vous décrivez et qui à mon avis n’existe que dans votre imagination – qui nieraient, selon vous, à l’élève d’espagnol sa qualité de sujet, voire qui entraveraient son apprentissage, est une mise en cause brutale.

- Disons qu’en conservant grosso modo le même méthodologie depuis cinquante ans, la didactique de l’espagnol, à l’image d’autres disciplines j’en conviens, n’a pas su ou pas voulu s’adapter à la fois à la massification scolaire des années 80 et à la demande sociale d’un enseignement plus pragmatique. Vous avez vu comment les sociologues que je cite montrent qu’on confond un peu vite massification et démocratisation et qu’on peut réussir à l’École sans avoir pour autant de prise sur le monde.

- Si je veux bien débattre avec vous c’est que j’admets volontiers que nous n’avons jamais posé clairement le problème de l’enseignement de l’espagnol, et j’imagine qu’il en est de même pour les autres langues étrangères enseignées en France, en liaison avec la question du langage dans les trois dimensions que vous avez reprises de E. Bautier : la fonction cognitive, la fonction communicative et référentielle et la fonction identitaire.

- L’enseignement secondaire peine à intégrer ces données mais elles sont, pour certaines d’entre elles au moins, déjà largement présentes dans d’autres domaines, par exemple l’enseignement du français langue étrangère mais aussi l’enseignement du français et des langues étrangères dans l’enseignement primaire. Avouez qu’il est extraordinaire qu’il ne soit pas considéré comme évident que la langue (qu’il s’agisse de la langue cible ou de la langue première) a à voir avec le langage de celui qui apprend, avec les usages qu’il en a.

- Personne n’a prétendu qu’ils n’avaient rien à voir l’un avec l’autre, disons seulement que cela n’est pas explicité et qu’une fois passé le cap de l’enseignement primaire, ce n’est plus tellement l’affaire de l’École.

- C’est cela, les collégiens se sont, parce qu’ils sont collégiens, construit un rapport au langage efficace, et que dire des lycéens ? Et puis chaque professeur intègre cette dimension dans sa pratique, mais elle est tellement là que ce n’est même pas la peine de la mentionner, eh bien je m’inscris en faux et je prétends que c’est en asseyant explicitement l’enseignement – apprentissage de langue étrangère sur les pratiques langagières de l’individu, et ce n’est pas la voie de la facilité, que l’École reste fidèle à ses missions d’éducation.

- Ironisez, ironisez. J’attends que vous me montriez comment il convient de s’y prendre et je vous prouverai que vous êtes en train, précisément, de mettre à bas le caractère éducatif de l’enseignement de l’espagnol dont nous sommes les héritiers et que nous faisons évoluer. Vous l’avez caricaturé, vous êtes en train de détruire ce qui faisait précisément la caractéristique de l’enseignement de l’espagnol en France. Et j’entends que vous vous expliquiez sur vos propositions pour évaluer les pertes et les gains, s’il y en a, dans l’alternative que vous nous proposez et qui me semble être un marché de dupes.

- Je reconnais bien là le discours lénifiant que j’ai entendu proféré par un inspecteur général d’espagnol qui louait « le haut degré d’exigence intellectuelle et culturelle qui a fait la réputation de l’espagnol » 418 et en vous entendant parler d’évolution, il me revient en mémoire les propos que m’a adressés l’un des auteurs de collections de manuels très prisée ces vingt dernières années. Il me disait qu’il pensait avoir amplement contribué à travers trois collections successives, aux côtés de ses collègues auteurs, à l’évolution de l’enseignement de l’espagnol, en faisant en sorte, je le cite de mémoire…, que la variété et l’inventivité soient ancrées à la fois dans la réalité des classes et dans la tradition d’un enseignement rigoureux et de qualité.

-Vous n’allez tout de même pas nier que depuis vingt-cinq ans l’enseignement de l’espagnol s’est transformé ?

- En quoi, diable, s’est-il transformé ?

- Il suffit de jeter un œil sur les manuels pour s’en rendre compte. On a diversifié les documents. On nous reprochait le tout littéraire mais regardez les derniers manuels : il est même difficile d’y trouver des textes littéraires. Regardez la variété des documents iconographiques : les reproductions de tableau, les publicités, les photos. Et puis il n’y a plus de manuel qui ne soit accompagné de cassettes audio et vidéo, d’un cédérom etc. On y trouve même force adresses internet. Quant aux appareils pédagogiques, ils rivalisent d’ingéniosité pour diversifier les activités.

- J’ai montré que tout a changé mais rien n’a changé. On a ravalé la façade mais l’édifice n’est plus adapté à la fonction qu’on veut lui faire remplir. L’auteur que j’ai cité ne dit pas autre chose que ce que j’écris tout au long des pages que vous avez lues. On sait bien qu’arguer de la rigueur et de la qualité, cela vous hisse à la hauteur des matières nobles : la mythique rigueur du raisonnement scientifique et ou la non moins mythique qualité des belles lettres. Nous avons vu à quel formalisme et à quelle aseptisation aboutissait le fameux enseignement traditionnel dont il est question car se référer, comme le fait notre auteur, à la tradition de l’enseignement de l’espagnol, c’est immanquablement conserver comme pièce centrale du dispositif l’analyse collective de document, le fameux noyau dur centripète que je condamne.

- Mais que les Instructions Officielles maintiennent comme, écoutez bien, je les cite, « un moment essentiel de l’apprentissage » 419  !

- J’en conviens.

- Vous êtes bien contraint d’en convenir mais j’ai compris votre jeu, vous allez tantôt tirer argument des textes officiels pour justifier vos propositions et tantôt vous démarquer des mêmes textes.

- Mes arguments ne se nourrissent pas des textes officiels, ils se construisent dans la confrontation entre, d’une part, l’analyse de la pratique de terrain, d’autre part, les textes des didactologues, des sociolinguistes, des psycholinguistes, des pédagogues et enfin, les objectifs affichés par l’institution scolaire. Or il se trouve que cette démarche fait apparaître des contradictions dont les textes officiels s’accommodent, en se défaussant en quelque sorte sur les praticiens, et que je n’entends pas assumer mais je crois que je m’en suis expliqué. Et puisque vous exigez que nous examinions mes propositions alternatives qui vous semblent peser peu au regard de ce qu’à vous entendre, on risque de perdre, voyons-les.

- J’y viens mais je voudrais d’abord faire un sort à votre « modèle de cours canonique ». J’ai laissé échapper tout à l’heure qu’il n’existait pas et vous vous êtes bien gardé de réagir. En réalité, pour servir votre propos vous avez construit un objet de toutes pièces, vous avez décrété qu’il était représentatif de ce qui se fait en classe d’espagnol en forçant le trait quand cela servait votre cause.

- Bien sûr que j’ai entendu votre propos qui mettait en doute l’existence même de ce que je dénonce mais je renvoie notre lecteur à ma démonstration. A lui de juger de la justesse du raisonnement, de la pertinence des arguments, de l’authenticité et de la convergence des preuves apportées. Un modèle n’est pas la réalité sensible.

- Ah, vous voyez.

- Ne faites pas semblant de ne pas comprendre. D’ailleurs, vous vous l’êtes tellement approprié qu’il suffit que les textes parlent de « analyse collective et guidée de documents »sans autres précisions pour qu’aussitôt vous ayez une représentation mentale de ce que cela signifie dans la pratique concrète de la classe.

- Peut-être mais de là à dire qu’on a tous la même et qu’en plus on fait tous la même chose, il y a un gouffre.

- Certes, mais n’oubliez pas ce concept extraordinairement efficace de P. Bourdieu, l’habitus. Comment ne pas penser, en entendant sans cesse parler de tradition de l’enseignement de l’espagnol, qu’il y a une structure profonde qui engendre ces comportements et qui rassemble, en deçà des différences de surface dues aux contextes et aux individus, tous ceux qui mettent en œuvre le cours que j’ai qualifié de canonique ? Le modèle que j’ai construit fait apparaître des régularités à mon sens incontestables et il en est qui ne permettent pas, voire qui contrarient gravement un apprentissage de langue qui obéisse aux injonctions institutionnelles, tant du point de vue des finalités de l’enseignement des langues étrangères que du point de vue des missions d’éducation de l’École. Je crois que le modèle est tout à la fois l’expression de l’habitus dont je parlais et l’outil qui en assure le plus efficacement la pérennité.

- Et donc vous proposez tout simplement d’en changer et vous passez par profits et perte tout ce qui faisait, et je reprends votre citation mais sans y mettre l’ironie que vous y mettiez, « le haut degré d’exigence intellectuelle et culturelle qui a fait la réputation de l’espagnol ».

- Je prétends que la voie que je préconise non seulement n’est pas dépourvue d’exigence mais qu’elle est extrêmement contraignante pour l’élève parce qu’elle exige de lui un engagement extrêmement fort.

- Voilà ce que vous prétendez dans votre chapitre sur le langage, j’ai hâte maintenant d’en voir la preuve dans la réalité de la classe. Et puisque, en fin de compte, c’est à la connaissance du système linguistique qu’on jugera de l’apprentissage…

- Je vous arrête, ce n’est pas ce critère-là qu’utilisent les gens.

- Je vous parle de l’École.

- Bon, excusez-moi. Nous y reviendrons. Vous disiez ?

- Je disais que puisque c’était le système linguistique le cœur du problème, je voulais entendre vos propositions dans ce domaine dès lors que vous avez réduit en pièces l’analyse – commentaire de document qui permettait d’y accéder.

Notes
418.

Corpus. Journées ZEP, 1999.

419.

France. Ministère de l’Education Nationale. B.O. n°7, oct. 2002, p. 5.